Les gens se vengent des services qu’on leur rend.
Un public est constitué d’une multitude de solitudes.
La presse, c’est la fausse alerte permanente.
Voilà trois pensées d’un acteur qui, à l’évidence, sort des sentiers battus et a imposé, au théâtre comme au cinéma, une personnalité en tous points exceptionnelle.
Au commencement étaient les mots, les mots que Luchini, le plus littéraire de nos acteurs, croque avec une volupté et une gourmandise non dissimulées. Car c’est bien l’amour du verbe, la passion des mots qui dominent sa vie et ont décidé de son destin. Rien ne disposait, en effet, Robert Luchini, né en 1951 à Montmartre où son père, fils d’immigré italien, vendait des fruits et légumes tandis que sa femme faisait des ménages, à devenir le comédien que l’on sait. Peu doué pour les études, son père le place comme apprenti-coiffeur dans un salon de l’avenue Montaigne où, découvrant dans ce milieu chic le pouvoir des mots, sa capacité à faire rire les clientes le fait renvoyer par le patron qu'exaspèrent les numéros de cet histrion. C’est alors qu’il croise la route de Philippe Labro dans une discothèque d'Angoulême. Ebloui par sa tchatche, ce dernier lui confie un premier rôle au cinéma. Nous sommes en 1969, le film a un titre prémonitoire : Tout peut arriver.
L’autre bonne fée de Luchini s’appelle Eric Rohmer, autre grand littéraire. Intéressé par un jeune homme qui a à ce point l'amour des textes, il lui confie un petit rôle dans "Le genou de Claire" en 1970, puis le fera jouer dans cinq autres de ses films. Malheureusement, sa performance dans "Perceval le Gallois" en 1978 l’enferme dans une image d’acteur bizarre, au physique asexué et à la voix flûté. Il ne se sortira de ce piège que grâce à son opiniâtreté, ne rechignant ni devant les petits rôles, ni devant les navets et vivant le reste du temps d’emplois de coursier et autres petits boulots. Peu après, l’autodidacte découvre Freud, Nietzsche et Céline et retourne à l’école du spectacle sous la férule de Jean-Laurent Cochet. Il y apprend que le savoir peut être gai, à commencer par le goût de la rigueur et du travail.
Tout change pour lui en 1990 avec "La discrète" de Christian Vincent où il crève l’écran en séducteur littéraire et hâbleur qui tourne la tête d’une jeune fille choisie au hasard, à force de théories paradoxales. Luchini prend du galon et devient une vedette à part entière, alternant films d’auteurs et succès populaires. Il obtiendra un César pour un second rôle dans "Beaumarchais l’insolent" en 1996, puis on le verra successivement dans "Le Bossu" (1997), "Les Femmes du 6e étage", "Potiche" ou "Alceste à bicyclette". S’il peut tout jouer, il compose le plus souvent, d’opus en opus, un personnage qui lui ressemble, irrésistible bavard, raisonneur et fantasque, misanthrope et observateur passionné de la nature humaine. A l’heure du marmonnage triomphant, il se plaît à rappeler que l’essentiel du métier d’acteur est dans la diction. La sienne est unique, d'une précision chirurgicale, détachant chaque syllabe, mais sans que l'émotion ne cesse d'être prégnante.
Pessimiste à l’égard d’une époque soumise aux lieux communs et à la dérision, Luchini a à cœur de remettre sur le devant de la scène les valeurs de la culture auxquelles il tient, sans tomber néanmoins dans la délectation morose. Comme Muray ou Cioran, il sait rendre ses dégoûts drolatiques et ses hauts de cœur jubilatoires. Plus Philinte qu’Alceste, il n’oublie jamais la joie qu’il a à faire ce métier et sa mission de le transmettre : « C’est le seul métier où c’est un devoir. Tu transmets ton état d’esprit, et si tu n’as pas une joie, une passion, il faut arrêter. Un individu qui monte sur une scène ne vient faire qu’une chose : communiquer l’amour qu’il a de la chose dont il a la charge ». Peut-on espérer une définition plus ambitieuse du métier de baladin ?
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