Elle était gavroche et insolente, aujourd’hui elle figure comme une des légendes du 7e Art français pour avoir tenu la vedette dans quelques-uns de nos plus grands chefs-d’œuvre : « Hôtel du Nord », « Les visiteurs du soir », « L’assassin habite au 21 » et surtout « Les enfants du paradis ». Si au-delà des aléas de sa vie et de sa carrière, elle parvint à marquer les esprits, c’est parce qu’elle a eu – comme Henri Jeanson, son dialoguiste préféré – le sens de la répartie et la verve des filles du faubourg qui apprennent la vie sur le tas et ont l’élégance de ne jamais renier leurs origines. « La vie m’a détachée du peloton, mais je n’oublie pas que je viens de ce peloton » - disait-elle avec cet instinct indéfectible de la liberté de ton et d’expression qui la caractérisait.
Pour incarner une population, ou plutôt un peuple, rien ne vaut d’en avoir traversé les strates sociales et d’avoir évolué du plus bas au plus haut sans se renier, de conserver envers et contre tout cet esprit français que l’actrice brandissait comme un drapeau et qui lui collait à la peau. Frondeuse et volontiers anarchiste, Arletty était née Léonie Bathiat le 15 mai 1898 à Courbevoie : Courbevoie, patrie des blanchisseuses-repasseuses, repasseuses à l’argot savoureux, souligne-t-elle dans ses souvenirs. Sa mère est d’ailleurs blanchisseuse et son père ajusteur, puis chef d’équipe, chez l’ancêtre de la RATP. Son premier amoureux, baptisé « Ciel », tombera au champ d’honneur le 15 août 1914 et, désespérée, elle écrira : « C’est décidé, je ne me marierai jamais ; je n’aurai pas d’enfant. Ni veuve de guerre, ni mère de soldat ». Deux ans plus tard, son père décède, écrasé par un tramway. Il lui faut désormais travailler. Très belle, elle devient mannequin chez Poiret jusqu’à ce que, lassée de jouer les belles de jour, elle démissionne, d’autant que l’un de ses admirateurs lui a remis une lettre de recommandation à l’adresse des directeurs de théâtre. Passant devant celui des Capucines, elle entre, chante un refrain, est embauchée d’emblée et prend le nom de scène d’Arletty dans une revue parfaitement idiote, soulignera-t-elle, toujours lucide. Mais dans la salle, il y a des personnalités prestigieuses : Colette et Willy, Anna de Noailles, Boni de Castellane, Robert de Flers qui la remarquent, aussi va-t-elle multiplier les rôles avec un succès croissant car elle est intelligente et a l’art de capter l’attention par son physique, sa voix et sa gouaille. Elle débute ainsi en 1930 et tourne dans 25 premiers films dont « Pension Mimosas » de Feyder, « Faisons un rêve », « Désiré » et « Les perles de la couronne » de Guitry. En 1938, Marcel Carné lui offre sa chance en lui proposant le rôle de Mme Raymonde, la prostituée au verbe haut de « Hôtel du Nord ». Son duo avec Louis Jouvet et la célèbre réplique « atmosphère » emportent l’adhésion du public. Dès lors, elle accède à la tête d’affiche dans « Fric-Frac », « Le jour se lève » de Carné/Prévert où elle forme un couple mythique avec Jean Gabin. Elle devient même l’actrice la mieux payée du cinéma français et déplace des foules dans les salles obscures.
Mais l’occupation sera son chant du cygne. Après avoir tourné « Madame Sans-Gêne », « Les visiteurs du soir » et « Les enfants du paradis » où elle prête sa silhouette à l’inoubliable Garance, elle commet l’erreur fatale de tomber amoureuse d’un officier allemand et ne s’en cache pas, s’affichant à son bras dans les endroits où il ferait bon ne pas être vue. A un indiscret qui lui demande si elle est gaulliste, elle répond tout à trac : « Non gauloise ». Enceinte de son bel officier, elle se fait avorter mais ne reniera jamais cette romance douloureuse qui sera certainement son plus grand amour. En août 1944, son nom figure sur la liste des condamnés à mort diffusée par la BBC. Elle refuse cependant de fuir en Allemagne et se fait arrêter. A un enquêteur qui lui demande comment elle se sent, elle rétorque : « Pas très résistante ». Après un an d’assignation à résidence et deux ans de procédure, elle s’en sort avec un blâme mais sa carrière en subira fatalement les conséquences. Heureusement elle revient au théâtre dès 1949 dans « Un tramway nommé désir » et jouera par la suite du Achard, du Tennessee Williams, du Félicien Marceau, du Cocteau, jusqu’à ce qu’une terrible épreuve la frappe : elle perd la vue. Garance est désormais plongée dans le noir et ne connaitra plus de 1966 à 1992, année de sa mort, que les séances de lecture et les promenades au bras de ses amis ou de sa dame de compagnie, toujours digne et pleine d’esprit car Arletty s’en tiendra à cette ironie et cette pudeur naturelle qui masquent la douleur et, ce, jusqu’à sa fin dernière.
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