Après Mon Oncle, Jacques Tati va travailler pendant des années à Playtime, qui coûtera 15 millions de francs et construira, en studio, pour les besoins du film, le décor d'une ville ultra-moderne avec gratte-ciel et buildings industriels en verre et acier. Présenté pour les fêtes de fin d'année 1967, ce long métrage, sorte d'oeuvre testament, après un certain succès de curiosité, va être une catastrophe commerciale dont Tati ne se remettra jamais. Le public ne le suit guère dans les dédales de cette ville où les touristes cherchent vainement le Paris folklorique d'antan. Ce monde kafkaïen les égare, seul Hulot reste Hulot avec son imperméable, son parapluie et son chapeau, mais les disproportions entre ce nouveau monde et l'ancien désorientent complètement les spectateurs pas encore prêts à une anticipation qui les prend de cours. Décidément cette satire mécanique, uniforme et glaciale déplaît aux Français qui entendent goûter aux bienfaits de l'industrialisation et ne comprennent pas que le cinéaste se soit à ce point endetté pour un film qui n'avait d'autre objectif que celui de les distraire. Tati s'en expliquera par la suite et procédera à des coupures, mais cela ne suffira pas à sauver ce monument incompris qui le ruinera. Truffaut lui écrira à ce propos : " C'est un film qui vient d'une autre planète où l'on tourne les films différemment. Playtime, c'est peut-être l'Europe de 1968 filmée par le premier cinéaste martien, "leur" Louis Lumière ! Alors il voit ce que l'on ne voit plus et il entend ce que l'on n'entend plus et filme autrement que nous".
Les soucis pécuniaires et les désagréments qu'engendre cette oeuvre titanesque, si mal perçue, assombriront les dernières années de vie de celui qui avait cru possible de faire entrer la parodie sur le grand écran pour contrefaire la réalité tragique de la vie, de façon à ce que le rire l'emporte sur l'inquiétude. Paris comme immense terrain de récréation. Là, Tati, jeune chien fou de 58 ans, magnifie une ville des Lumières grisâtre qui, sous son regard, redevient poétique et festive. Dans ce quatrième long métrage, Jacques Tati, embrasse une myriade d’idées joyeuses déjà développées dans ses œuvres précédentes, les portant à un point d’incandescence. Film-somme, Playtime n’en est pas moins une oeuvre maudite, au destin singulier. Entamé en 1964, soit six ans après le triomphe international de Mon Oncle, le tournage du film traverse des tempêtes que n’auraient pas renié les historiens de cinéma friands de naufrages à la Cléopâtre. D’une ambition démesurée, ce cinquième film est né après une longue gestation d’un scénario semi-autobiographique, co-écrit avec Jean-Claude Carrière.
Dans l’incapacité de tourner cette histoire d’Une grande ville (titre provisoire parfois évoqué dans les documents du CNC) en décors réels, Tati et son équipe de production se décident à construire un studio d’une superficie hallucinante pour l’époque. Dans la banlieue de Joinville, jouxtant les laboratoires GTC qui viennent de s’équiper en matériel 70mm (format choisi pour le film), l’immense plateau explose littéralement le budget et retarde le tournage de plusieurs mois : entamée en juillet 64, la construction du décor s’achèvera non sans peine en mars 65. Déçu par la colorimétrie des premiers rushes, peu convaincu par les perspectives de certains de ses décors, embarrassé par des conditions météorologiques déplorables, Tati se débat tant bien que mal avec un budget pharaonique et un tournage qu’il continue toutefois, imperturbable, à diriger d’une main de maître. Epique, celui-ci se heurte à de nombreuses contraintes, d’autant que, Tati, homme de scène, nourrit quelque méfiance à l’égard des techniciens de cinéma qui peinent parfois à retranscrire la palette imaginative de leur réalisateur. Ainsi, les scènes d’aéroport, nées des différentes tournées promotionnelles de Mon Oncle, ne correspondent pas à ses considérations plastiques (le plexiglas utilisé pour les décors reflète les éclairages et sera finalement remplacé par du verre). Pétri d’humour mais terriblement exigeant, le créateur de Monsieur Hulot dirige son plateau d’une main de fer, ce qui ne suffit pas à boucler le film dans les temps prévus.
Endetté jusqu’au cou, Tati se résout alors, la mort dans l’âme, à annuler purement et simplement le tournage de certaines séquences. Le montage est entamé alors que le tournage est loin d’être terminé, afin de convaincre des investisseurs étrangers de renflouer ce bateau ivre, frôlant le naufrage. En bon capitaine, Tati tient la barre, se souciant comme d’une guigne des soucis financiers de la production pour ne jamais perdre de vue la maîtrise artistique. Le 15 septembre 1967, soit trois ans et demi après le premier coup de truelle à Joinville, le tournage s’achève avec la destruction du décor - que Tati espérait pourtant conserver pour y fonder une Université du Cinéma, projet qui lui sera refusé par André Malraux, alors ministre de la Culture de De Gaulle. Le montage - entamé entre autres par Sophie Tatischeff, fille de Jacques - livre finalement une première copie du film le 16 décembre 1967.
Véritables crève-cœurs, les mois qui suivent voient la durée du film fondre comme neige au soleil sous la pression de la production. Des 2h33 initiales lors de la première du film (présenté avec entracte, au grand dam de son créateur), le film passe par diverses durées - atteignant un pic de 2h50, se réduisant ensuite à 2h15 (deux copies conservées par les Cinémathèques de Lausanne et Toulouse, en très mauvais état) pour finalement atteindre les 1h59 pour la version restaurée que nous connaissons aujourd’hui. Film testament, Playtime ne connaîtra que beaucoup plus tard, et après la mort de son créateur, l'adhésion et la notoriété.
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