" Les horreurs sont supportables tant qu'on se contente de baisser la tête, mais elles tuent quand on y réfléchit". Erich Maria REMARQUE
Film admirable que "La Vie des autres" de Florian Henckel, dans lequel on entre d'emblée et qui installe la tension dès les premières images de l'interrogatoire d'un jeune détenu auquel un officier sinistre demande de livrer à la Stasi l'un de ses amis, de se faire délateur pour le bien de l'Etat. Nous sommes en 1984 dans l'ex RDA qui signifie, non sans humour noir - République démocratique allemande - du camarade Erich Honecker, à l'apogée de l'effroyable système totalitaire marxiste imposé à l'Allemagne de l'Est par l'URSS, à la suite de la dernière guerre, faisant passer cette partie du territoire allemand du régime nazi au régime communiste et montrant ce que l'oppression a d'universel lorsqu'elle s'érige en un système de gouvernement reposant sur la terreur collective, la suspicion et la dénonciation.
Ce long métrage, qui est tout ensemble un film politique et d'amour, un documentaire, un thriller, prouve qu'il n'est nul besoin de trafiquer l'histoire pour construire un scénario sensé susciter l'intérêt, mais qu'il est préférable, comme c'est le cas ici, de cerner la vérité au plus près et de la restituer dans son oppressant climat. Et cette vérité quelle est-elle ? Celle d'un régime inhumain qui a tenté cette expérience terrifiante d'instrumentaliser l'homme de telle façon qu'il ne soit plus qu'un exécutant au service d'une idéologie mortifère. La Vie des autres revisite donc notre histoire quasi contemporaine ( puisque des régimes marxistes existent encore ) sans tabous et témoigne d'une prise de conscience enfin objective des conséquences du marxisme. Après l'ouvrage Le livre noir du communisme, ce film dépeint un univers kafkaïen, fantomatique, qui fut pour de nombreuses populations une descente aux enfers et un enfermement dans des pays qui devenaient soudain des camps retranchés derrière des murs de la honte et mettait ainsi une partie du monde hors de toute information extérieure et de toute légitimité. Nous sommes affrontés à une philosophie qui conteste l'homme en tant que personne, qui le prive de sa liberté, de son autonomie, de son libre arbitre, de sa créativité ; en quelque sorte de son âme, mot compromettant auprès des instances marxistes. L'homme n'a pas à être, il a à se conformer, ou plutôt à être conforme aux critères imposés, qui ne sont autres que ceux d'un communautarisme à outrance.
Qui est Wiesler, cet officier de la Stasi - l'égale de la Securitate roumaine ou du KGB soviétique - qui est chargé de surveiller l'écrivain et auteur dramatique Georg Dreyman et sa compagne, la belle actrice Crista-Maria Sieland ? Il n'est ni plus ni moins qu'une sorte de robot au masque glacial, aux gestes mécaniques, une machine bien huilée formée à l'école de la Stasi pour dé-construire l'homme et, principalement, l'artiste, cet insupportable cavalier seul... Et il va s'y employer avec zèle 24 heures sur 24, l'espionnant ou le faisant espionner, ayant criblé son appartement d'un réseau d'écoutes, scrutant chacun de ses actes, de ses mots, de ses silences, jusqu'à vivre une vie par procuration, puisque lui-même n'en a pas... C'est alors que l'on entre dans la fiction magnifique de ce film et que Wiesler va commencer à s'humaniser au contact de l'amour et de l'art, que son coeur va s'éveiller grâce à la musique de Beethoven et à la lecture de Bretch, que le masque va peu à peu se fissurer.
Selon Hubertus Knab, si le personnage de Wiesler est conforme à la réalité au début du film, son humanisation aurait été impossible du temps de la RDA pour la raison que la Stasi surveillait chacun de ses agents, dont la moindre trahison était punie de mort. En définitive, la fonction des opérateurs était strictement cloisonnée, de manière à ce qu'aucun dérapage ne soit envisageable. Celui qui écoutait un suspect et était chargé de le suivre ne savait pas qui il était, aussi se contentait-il de transmettre un rapport à son département. C'est d'ailleurs ce cloisonnement qui permit la si longue durée de ces dictatures.
Le film est donc une fiction, mais quelle fiction admirable ! car elle rend avec réalisme l'atmosphère de ces villes ternes, sans couleur, dépersonnalisées, ces décors austères, uniformes, désespérants, cités concentrationnaires aux rues sordides, où aucune vie de voisinage n'existait et où chacun s'empressait de regagner son HLM qui lui assurait un semblant d'intimité. Une fiction qui répond à ce besoin fondamental qu'éprouve tout homme de bonne volonté de refuser une réalité sans espoir et de croire possible que même au plus profond du mal il existe une possibilité pour le bien.
Ainsi va-t-on assister à la lente rédemption de Wiesler, sauvant la vie de celui qu'il était chargé de compromettre. La fin est bouleversante : la mort de Christa-Maria, l'actrice, qui préfère se suicider, comme tant d'allemands de l'Est, parce qu'elle a eu un moment de peur et de faiblesse et dénoncé celui qu'elle aimait ; Dreyman découvrant plus tard aux archives le nom de son protecteur auquel il dédicacera son prochain ouvrage et Wiesler, devenu simple facteur, apercevant dans la vitrine d'une librairie le roman de l'homme qu'il a sauvé au prix de sa carrière et répondant au vendeur qui le questionne : c'est pour moi - acte de son autonomie retrouvée.
D'autre part, ce très beau film est scandé par des scènes qui donnent à l'oeuvre sa saveur douce-amère, particulièrement celle de l'enfant et de son ballon ou encore de la cantine, digne d'un suspense à la Hitchcock. Tout est remarquable dans ce premier long métrage de Florian Henckel : la construction solide du scénario, les séquences sans effets mélodramatiques qui évitent de forcer l'émotion et l'interprétation d'acteurs excellentissimes, que ce soit Sebastian Koch, Martina Gedeck et Ulrich Mühe, qui rend si convaincante sa métamorphose d'un homme peu à peu rejoint par son humanité. Un chef-d'oeuvre.
L'acteur Ulrich Mühe est décédé un an après la sortie du film des suites d'un cancer.
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