Depuis "La grande illusion" de Jean Renoir en 1937, Pierre Schoendoerffer est pratiquement le seul cinéaste français à avoir traité, sous un jour véridique, la guerre et l'armée, trop souvent caricaturées. Or les films de Schoendoerffer ont le mérite d'avoir été nourris par une expérience personnelle irréfutable. Après une jeunesse vagabonde, le cinéaste, né en 1928, s'engage comme volontaire pour l'Indochine et devient photographe, puis cameraman du service cinéma-presse du corps expéditionnaire français. Nous sommes en 1952, il a 24 ans. Pendant trois années, il va filmer à bout portant les opérations et les combats jusqu'à la chute de Diên Biên Phu, où il est fait prisonnier par le Viêt-minh. Démobilisé, il restera en Indochine - devenue le Viêt-nam - comme correspondant de guerre du journal Life. A Hong-Kong, il rencontre Joseph Kessel et avec lui élabore le scénario de "La Passe du diable". Ce film sera tourné en Afghanistan, au milieu de grandes difficultés, et recevra le prix de la ville de Berlin et un succès suffisamment estimable pour que le cinéaste puisse poursuivre sa carrière. Ce seront deux films d'après des romans de Pierre Loti : "Ramuntcho" (1958) et "Pêcheur d'Islande" (1959). Ces réalisations d'un autre âge furent un fiasco retentissant à une époque où sortaient des longs métrages comme "Les 400 coups" et "A bout de souffle", que les fringants mousquetaires de la Nouvelle Vague réussissaient à imposer à un public déjà gagné à leur cause. Cet échec allait avoir pour conséquence d'éloigner pendant quelques années Schoendoerffer du cinéma, l'incitant à renouer avec son métier de reporter-photographe de grands magazines, travaillant entre autre pour la télévision (Cinq colonnes à la Une).
Egalement tenté par l'écriture, il publie "La 317e Section", récit inspiré de ses souvenirs d'Indochine et transforme l'année suivante le roman en un film magnifique, peut-être l'un des plus représentatifs sur la guerre, qui obtient le prix du meilleur scénario au Festival de Cannes en 1965. A partir de là, Schoendoerffer est considéré comme un cinéaste de grand talent et cette réputation ne se démentira pas. Il est vrai que ces histoires de baroudeurs lui conviennent mieux que les romans désuets de Pierre Loti. En 1967 avec "La Section Anderson", filmée sur le vif, le cinéaste décroche une moisson de récompenses, dont un Oscar à Hollywood et le prix Italia. Malgré cela, il attendra dix ans pour produire son neuvième film, se consacrant à l'écriture, où il rencontre le même succès. Influencé par des écrivains comme Conrad et Kipling, il publie un très beau livre "L'adieu au roi", couronné en 1969 par le prix Interallié. Il réitère en 1976 avec un roman puissant et original "Le Crabe-Tambour" qui obtint, quant à lui, le grand prix du roman de l'Académie française. Ce sera l'adaptation cinématographique de ce livre à succès qui occasionnera le retour de Schoendoerffer derrière la caméra.
"Le Crabe-Tambour" est avec "La 317e Section" son film le plus abouti. Le sujet nous ramène aux guerres coloniales, à l'Indochine et à l'Algérie, aux officiers perdus, aux serments non tenus et aux vies brisées par respect de la parole donnée, le goût de l'honneur et du devoir, toutes valeurs tombées en désuétude en ce XXe siècle finissant. Cette fois, Schoendoerffer ne se contente pas de relater les actions de guerre, les actes de courage et la fureur des combats, il a désormais l'ambition de fouiller plus profond, de faire référence à la mémoire, au sens de la vie, au tête à tête avec soi-même et avec la mort.
A bord d'un bateau de la Marine Nationale, chargé d'escorter une septième flottille de chalutiers sur les bancs de Terre-Neuve, le commandant et le médecin évoquent leur passé et le souvenir qu'ils gardent d'un compagnon d'armes, l'enseigne de vaisseau Wilsdorff dit le Crabe-tambour, héros devenu légendaire qui les a marqués irrémédiablement et qu'ils ont connu lors de circonstances différentes : l'un en Indochine, l'autre en Algérie. Tous deux semblent taraudés par un remords : le médecin parce qu'il a laissé son ami repartir seul sur une vieille jonque avec les dangers que cela comporte ; le commandant parce qu'il a renié l'ami et le compagnon d'armes pour des divergences d'opinions. Pour ce dernier, atteint d'un cancer, le moment revêt un caractère plus tragique et émouvant. Les deux officiers ont choisi la pleine mer afin d'adresser, au-delà du temps et des lieux, cet adieu au héros lointain qui hante leur mémoire. "Le Crabe-Tambour" renoue ainsi avec le sentiment de la grandeur que Schoendoerffer est l'un des seuls à savoir évoquer avec cette force et ce dépouillement. Proche d'un John Ford ou d'un Raoul Walsh, il utilise une mise en scène d'un rigoureux classicisme, toute au service de son objet, avec des plans à couper le souffle de par la simplicité et la sobre beauté qui les a motivés. Le cinéaste fait preuve d'une maturité souveraine qui lui méritera le grand prix du Cinéma français. Admirablement interprété par Jean Rochefort, César du meilleur acteur, Jacques Dufilho, César du meilleur second rôle, Jacques Perrin et Claude Rich, ces quatre acteurs donnent à leurs personnages respectifs et au film une intériorité intense. Ils savent exprimer les interrogations secrètes, les dilemmes, la nostalgie, le sentiment d'abandon, d'inutilité qui ont atteint ces officiers en pleine force de l'âge, figures emblématiques d'un héroïsme militaire voué à l'oubli auquel Schoendoerffer rend ici un bouleversant hommage crépusculaire.
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JACQUES PERRIN OU UN PARCOURS D'EXCELLENCE
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