L'inconnu du nord-express ayant renfloué les finances défectueuses d'Hitchcock, celui-ci commence en 1953 un autre film qui fera parler de lui : Le crime était presque parfait (Dial M for Munder ). Curieusement le sujet avait déjà été celui d'une pièce de théâtre qui avait eu un grand succès à Broadway : Un joueur de tennis désargenté Tony, craignant que sa riche épouse Margot ne le quitte pour un romancier américain, projette de la tuer pour hériter. Usant de chantage, il persuade son ami Lesgate de se charger de la besogne, en l'assurant d'une gratification alléchante. Pour être sûr de jouir d'un alibi en béton, Tony, au même moment, s'affichera à son club de tennis en compagnie de son rival. Tandis qu'il téléphone à son épouse, Lesgate se jette sur Margot pour l'étrangler, mais elle se défend avec une telle énergie qu'elle finit par poignarder son agresseur avec des ciseaux. Margot est condamnée à mort, mais son amant Mark découvre la vérité et, avec l'aide de l'inspecteur Hubbard, tend un piège à Tony. Confondu parce qu'il avait donné ses clefs à Lesgate - raison pour laquelle il n'y avait pas eu d'effraction - il avoue sa morbide machination.
Ce film possède une originalité bien particulière qui nous montre à quel point le maître était intéressé par toutes les innovations : il utilisera pour le tournage un système binoculaire en relief, ce qui l'obligera à accentuer les couleurs et à les manier différemment. Pour donner au maximum l'impression du relief, des objets furent placés en premier plan de manière à accentuer la profondeur du champ. "L'impression du relief était donnée principalement lors des prises de vue en contre-plongée. J'avais fait aménager une fosse pour que la caméra soit souvent au niveau du plancher. A part cela, il y eut peu d'effets directement fondés sur le relief. Ce qui était surtout difficile dans le film était de concentrer l'action dans un seul lieu. C'est généralement ce qui arrive lorsque l'on transpose une pièce en film. On oublie que la qualité fondamentale de la pièce réside dans cette concentration. Et en intercalant des flash-backs, par exemple, on finit pas désintégrer l'intérêt de l'action. Et l'erreur est fréquente. Le film dure alors le temps de la pièce plus celui de quelques bobines qui n'ont aucun intérêt et y sont ajoutées superficiellement.
Donc, lorsque j'ai tourné "Dial M for Munder", poursuivait Hitchcock, je ne suis sorti du décor que deux ou trois fois et brièvement. J'avais même demandé un plancher authentique pour qu'on puisse bien entendre le bruit des pas, c'est-à-dire que j'ai souligné volontairement le côté théâtral. De même, au moment du procès de Margot, je n'ai pas désiré un décor de tribunal, mais j'ai joué avec des couleurs tournoyantes afin de préserver l'unité de l'émotion. C'était plus familier ainsi. Si j'avais fait construire une salle de tribunal, le public se serait mis à tousser et il aurait pensé : " Voilà un deuxième film qui commence." Pour la couleur, il y avait une recherche intéressante concernant l'habillement de Grace Kelly. Je l'ai habillée de couleurs vives et gaies au début du film et ses robes sont devenues de plus en plus foncées au fur et à mesure que l'intrigue devenait plus sombre. Ainsi toute l'intrigue du film se déroule-t-elle dans un living-room, mais cela n'a aucune importance. Je tournerais aussi volontiers un film dans une cabine téléphonique. Imaginons un couple d'amoureux dans une cabine. Leurs mains se touchent, leurs bouches se joignent et, accidentellement, la pression de leurs corps fait que le récepteur se soulève tout seul et décroche. Pour le public qui regarde ces images, c'est comme s'il lisait les premiers paragraphes d'un roman ou comme s'il écoutait l'exposition d'une pièce de théâtre. Donc, une scène de cabine téléphonique nous laisse, à nous cinéastes, la même liberté que la page blanche au romancier."
Bien que fondé sur une intrigue théâtrale, le film d'Hitchcock est une réussite originale. Si le cinéaste fait la part belle aux dialogues, il n'en reste pas moins que la perfection du découpage, le rythme de l'action, la direction des cinq acteurs nous assurent que nous sommes bien dans le mouvement cinématographique, que chaque prise de vue compte, chaque expression, chaque image. On regarde, on contemple, subjugué. Ce film était le quatrième que tournait Grace Kelly qui avait débuté à Broadway en 1949 dans une pièce de Strindberg, et au cinéma en 1951. Elle y avait pour partenaire l'excellent Ray Milland, à l'époque l'un des grands acteurs de Hollywood. Hitchcock aimait les professionnels. Certes, il lui arriva de jouer les Pygmalion avec des actrices inexpérimentées comme Joan Fontaine, qu'il fît débuter dans Rebecca, ou avec Tippi Hedren, mannequin et nullement actrice, mais, par goût, il aimait avoir affaire à des gens de la profession qui connaissaient les exigences du cinéma. Il ne voulait pas perdre de temps en d'épuisantes explications. Il aspirait à ce que l'acteur soit immédiatement opérationnel et travaille avec le même souci du public que lui. On se souvient de la tristesse qu'il éprouva lorsqu'Ingrid Bergman le quitta pour rejoindre en Italie le metteur en scène Rossellini qu'elle aimait, et ce qu'il ressentit lorsque le mariage monégasque le priva de sa chère Grace Kelly. Chez les hommes, il n'hésita jamais à choisir les plus professionnels, les plus élégants : les Cary Grant, Ray Milland, Laurence Olivier, James Stewart, Montgomery Clift. La fin du grand Hollywood correspondait à la sienne propre et il le savait. Reste que ce film est l'un de ceux que l'on voie et revoie avec un égal plaisir. L'intrigue est si bien menée, les dialogues si justes, les acteurs si convaincants, les images si ponctuelles, que la signature ne peut être autre que celle d'un maître du 7e Art.
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ALFRED HITCHCOCK - UNE FILMOGRAPHIE DE L'ANXIETE
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