Fenêtre sur cour est considéré, par la plupart des cinéphiles, comme le chef-d'oeuvre des chefs-d'oeuvre d'Alfred Hitchcock. Tiré d'une nouvelle de Cornell Woolrich " Rear windom ", le film repose sur deux gageures : la première est de se dérouler dans un immense et même décor, la seconde d'être vu par les yeux d'un seul et même homme. Quant au thème, il est par excellence celui du voyeurisme. Voyeurisme d'un personnage allongé à la suite d'une fracture et dont l'unique distraction est de regarder ce qui se passe par la fenêtre, plongeant ainsi dans l'intimité de l'existence de ses voisins. Et ce qu'il voit de l'autre côté de la cour va devenir un catalogue des comportements humains, une quantité de petites histoires, en quelque sorte une réduction du monde qui nous entoure. Ces histoires auront toutes pour point commun : l'amour. Un reporter-photographe Jefferies - interprété par James Stewart - immobilisé chez lui à la suite d'un accident, observe par désoeuvrement l'attitude des gens qui lui font face, de l'autre côté de la cour de son immeuble de Greenwich Village. Il acquiert bientôt la conviction qu'un homme a tué sa femme et fait part de ses soupçons à son amie Lisa, jeune femme élégante qui aimerait l'épouser (Grace Kelly), et à un copain détective (Wendell Corey). Puis il envoie Lisa porter une lettre anonyme. Chez le supposé assassin Lars Thorwald, Lisa retrouve l'alliance de sa femme. Se sentant découvert, Lars traverse la cour et vient précipiter par la fenêtre le reporter-photographe qui s'en tirera... avec une deuxième jambe dans le plâtre. Mais le problème majeur de Jefferies est d'ordre sentimental : il n'a pas envie d'épouser Lisa et ce qu'il voit autour de lui illustre combien les dilemmes suscités par l'amour et le mariage sont prioritaires : il y a la femme seule sans mari, ni amant, les jeunes mariés qui font l'amour toute la journée, le musicien célibataire qui s'enivre, la petite danseuse que les hommes convoitent, le couple sans enfant qui a reporté ses affections sur un chien, et surtout le couple marié dont les disputes sont de plus en plus violentes jusqu'à la mystérieuse disparition de la femme. On retrouve ici la même symétrie que dans L'ombre d'un doute (1943). Dans le couple Stewart-Kelly, lui est allongé alors qu'elle est libre de ses mouvements, tandis que de l'autre côté de la cour, la femme malade est clouée sur son lit et le mari fait des allées et venues. Par ailleurs, le seul moment où la cour de l'immeuble apparaît en entier se situe après la mort du petit chien : la femme du couple sans enfant crie sa douleur et chacun se précipite à sa fenêtre, sauf l'assassin présumé qui fume dans le noir. Il y a ainsi des indices d'autant plus subjectifs qu'ils révèlent une tension plus grande ou une émotion particulière.
Mais revenons au détail de l'alliance. Lisa veut se faire épouser par Jefferies, mais celui-ci n'est guère enthousiaste. Il semble se complaire dans son existence de célibataire et, justement, quand elle s'introduit dans l'appartement de l'assassin pour découvrir une preuve contre lui, elle trouve l'alliance de sa femme. Elle met l'alliance à son doigt et place sa main derrière son dos afin que, de l'autre côté de la cour, Jefferies regarde l'alliance avec ses jumelles. Pour Lisa, c'est comme une double victoire : elle réussit son enquête et réussira à se faire épouser. Elle a déjà la bague au doigt. C'est l'ironie de la situation. Ce film est d'autant plus fort que le voyeurisme du public fait écho à celui du cinéaste. La figure centrale du film - nous dit Hitchcock - est un homme dont nous étudions le point de vue. Son point de vue deviendra son processus mental grâce à la manière dont seront utilisés la caméra et le montage. Et il faut souligner, dès à présent, la perfection et l'unité d'inspiration et de construction du scénario, en même temps que la richesse foisonnante des détails. Ce film innove sans cesse. La subjectivité du voyeur, qu'il nous fait partager, car le film est saisi par un seul regard, le sien, nous place dans le même esprit que lui. A l'aide de son appareil de photo ou de ses jumelles, il passe au crible chaque mouvement de ces vies qui se déroulent de l'autre côté de la cour. On entre ainsi par effraction dans ces existences étrangères, dans l'intimité de ces voisins de quartier. L'infirmière de Jefferies le gronde d'ailleurs au sujet de cette curiosité qu'elle juge déplacée, comme si elle s'adressait directement aux spectateurs complices que nous sommes : " Dans l'état de New-York, les voyeurs sont punis de six mois de prison... Jadis on les marquait au fer rouge. Aujourd'hui il n'y aurait plus assez de fers." Et, quand, à son tour, elle emprunte l'appareil, elle définit l'objectif comme un trou de serrure grossissant. Cette image du trou de serrure grossissant, Hitchcock la reprendra six ans plus tard dans Psychose.
Pour finir, j'aimerais dire un mot sur l'interprétation de Grace Kelly et James Stewart. Elle est la beauté, l'élégance, le raffinement comme nous n'avons plus guère l'occasion d'en voir de nos jours ; il est l'oeil froid du témoin implacable ; tous deux forment un duo magnifique qui a marqué nos mémoires. Hitchcock savait construire un film, le faire défiler sans heurt, ni rupture, et choisir les acteurs qui donneraient chair et réalité crédible à ses personnages. D'autre part, lorsque l'assassin entre dans l'appartement de Jefferies afin de se venger, il demande : que voulez-vous de moi ? Jefferies ne trouve rien à répondre, parce que son action est sans justification : il n'a agi que par pure curiosité. Et comment va-t-il se défendre alors qu'il est cloué sur un divan ? Grâce aux flashs de son appareil photo. Encore une trouvaille. Il va ainsi aveugler à plusieurs reprises son adversaire. Hitchcock choisit volontairement des détails, des objets qui correspondent à la vie de ses personnages. Pour moi, disait-il, le péché capital d'un scénariste est d'escamoter un problème en disant : nous justifierons cela par une ligne de dialogue. Or le dialogue ne doit être qu'un bruit parmi les autres, un bruit qui sort de la bouche des personnages dont les actions et les regards racontent une histoire visuelle. Pour toutes ces raisons, Fenêtre sur cour est un film référence. Le metteur en scène a joué de ses multiples atouts avec un brio étonnant. Si bien qu'à chaque fois que l'on regarde le film, quelque chose de nouveau apparaît, un détail se révèle pour encore nous surprendre ou nous captiver.
Pour lire les articles consacrés à Grace Kelly, à James Stewart et au réalisateur lui-même, cliquer sur leurs titres :
GRACE KELLY JAMES STEWART - PORTRAIT
ALFRED HITCHCOCK - UNE FILMOGRAPHIE DE L'ANXIETE
Et pour consulter la liste complète des articles de la rubrique CINEMA AMERICAIN, dont la plupart des films de Hitchcock, cliquer sur le lien ci-dessous :
LISTE DES FILMS DU CINEMA AMERICAIN ET CANADIEN