Gérard Philipe fut, sans contexte, le plus grand comédien français de l'après-guerre, interprète mythique à la scène et à l'écran, compagnon de Jean Vilar au TNP, il bénéficia d'une exceptionnelle popularité, en particulier pour ses créations dans "Le diable au corps", "Fanfan la Tulipe", "Les grandes manoeuvres", et la brièveté de sa vie ne fit qu'ajouter à sa légende, déjà bien établie de son vivant. Par sa présence lumineuse, sa grâce, son élégance, il incarna les aspirations de toute une génération bousculée par l'histoire, qui voyait s'ouvrir devant elle une vie culturelle nouvelle. Sa première prestation sera celle du prince Mychkine dans une adaptation sans éclat de "L'idiot" (1946) de Dostoïevski mise en scène par Georges Lampin. Mais sa véritable consécration lui vint, peu de temps après, grâce à Autant-Lara, qui fit de lui le héros de Raymond Radiguet dans Le diable au corps. Sa composition lui permit de retrouver l'apparence du naturel et de l'expression de l'adolescent. Le film provoquera un scandale et battra des records de recettes, ceci étant la cause de cela. Plus tard, sa rencontre avec René Clair, dont il fut l'ami proche, orientera sa vie de comédien de façon décisive. Certes "La beauté du diable" (1949) ne compte pas parmi les grandes réussites du cinéaste, mais Gérard Philipe, face à Michel Simon, tirera brillamment son épingle de cette parabole laborieuse. Toujours sous la direction de Clair, il sera le jeune professeur de musique, séduit et accaparé par ses rêves, dans un divertissement ravissant où René Clair s'amuse à faire du René Clair : Les belles de nuit. Il entrera ensuite dans le personnage du lieutenant Armand de la Verne, pris au piège d'un pari fâcheux, au côté de Michèle Morgan dans "Les grandes manoeuvres" (1955), actrice qu'il aura de nouveau pour partenaire dans "Les Orgueilleux" de Marc Allégret.
Si bien qu'au théâtre, comme au cinéma, on ne cesse plus de lui proposer des rôles de premier plan, où il se révèle toujours en parfaite adéquation avec ses personnages, au point de les marquer à tout jamais. Au théâtre, il est successivement "Le Cid" de Corneille, "Le Prince de Hombourg" de Von Kleist, "Ruy Blas" de Hugo, "Richard II" de Shakespeare, ainsi que les héros des "Caprices de Marianne", de "Lorenzaccio" et de "On ne badine pas avec l'amour" de Musset. En 17 ans de carrière, il participera à vingt pièces de théâtre. Pour le seul TNP, il sera apparu dans 605 représentations du Cid et de On ne badine pas avec l'amour. Au point qu'apprenant sa mort, le poète Aragon s'écrira : " Non Perdican n'est pas mort. Simplement il avait trop joué, il se repose ".
Quant au cinéma, il tournera dans 29 films, dont "La Chartreuse de Parme" de Christian-Jaque (1948), "Une si jolie petite plage" d'Yves Allégret (1948), "La beauté du Diable" de René Clair (1949), "Juliette ou la clé des songes" de Marcel Carné (1950), "Fanfan la Tulipe" de Christian-Jaque (1952), "Monsieur Ripois" de René Clément (1953), "Le Rouge et le Noir" d'Autant-Lara (1954), "La Meilleure Part" d'Yves Allégret (1955), "Montparnasse" de Jacques Becker (1957), "Pot-Bouille" de Duvivier (1958) et "La fièvre monte à El Pao" de Bunuel (1959). Avec "Monsieur Ripois", l'acteur se libère du personnage de "Fanfan la tulipe" qui commençait à trop lui coller à la peau et réussit l'une de ses plus fameuses interprétations au cinéma dans le rôle de ce personnage ambigu qui se montre tour à tour misérable et brillant, veule et charmant, mesquin et séducteur, dans une oeuvre cynique, ironique et enlevée : - un Gérard Philipe de soie et d'acier - écrira Jacques Audiberi.
Acteur engagé, il sera l'un des premiers, en 1950, à signer la pétition contre les armes nucléaires en pleine guerre froide et se montrera un Président énergique et apprécié à la direction du Syndicat français des acteurs. Le 25 novembre 1959, alors qu'il est atteint d'un cancer du foie, il succombe soudainement à une crise cardiaque ; il n'a que 37 ans. Selon ses dernières volontés, on l'ensevelit au cimetière de Ramatuelle, près de Saint-Tropez, dans le costume du Cid, qu'il avait tant de fois revêtu sur scène. En mourant si jeune, en pleine gloire, il a laissé l'image la plus belle, celle que le temps n'a pu écorner. Avec lui disparaissait le dernier des romantiques, un acteur unique par son charisme et le don qu'il possédait de porter à leur paroxysme de complexité et d'expression chacun de ses rôles. Pour ses détracteurs, et il y en aura, son jeu très construit et composé était à l'opposé du jeu instinctif et improvisé de l'acteur de la Nouvelle Vague, N.V. qui entendait jeter aux oubliettes le cinéma de papa, dénoncé par les "jeunes turcs" dans Les Cahiers du cinéma. Mais, il n'en reste pas moins que sa voix, sa présence illuminent la pellicule et, mieux encore, l'ensorcellent et confèrent une étrangeté et une singularité inoubliables à son jeu.
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