Le 14e édition du Festival du film asiatique de Deauville, qui s'était tenue du 7 au 11 mars 2012, avait honoré cette année-là Kiyoshi Kurosawa, après Lee Chang-dong en 2009, Mendoza en 2010 et Kim Jee-woon en 2011. Kiyoshi Kurosawa, né à Kobé en 1955, à ne pas confondre avec son homonyme Akira Kurosawa,fait partie de la nouvelle vague des cinéastes japonais découverts dans les années quatre-vingt-dix. Durant son enfance, il sera influencé par Godzilla et les films de Don Siegel, Sam Peckinpah, Richard Fleischer ou Robert Aldrich qu’il découvre avec son père. Au lycée, préférant sécher les cours, ce sera Fellini, Oshima et Godard. Inspiré par le style et les préoccupations d'Oshima, il tente de l'imiter dans son premier court-métrage et pose la question de l'affrontement entre professeurs et élèves. A la suite de l'accueil glacial qu'il reçoit de la part de ses proches, Kiyoshi Kurosawa part étudier la sociologie à l'université mais vite désintéressé de ces études, il se dirige vers le cinéma en suivant les cours de Shiguehiko Hasumi qui ne font que confirmer ses pressentiments. Après une courte période à rédiger des critiques et à produire quelques films en super 8, il est assistant sur des films commerciaux puis se décide à devenir réalisateur. Ses deux premiers films, Kandagawa Wars (1983) et The Excitement of the do-re-mi-fa girl (1985), sont des pinkyu-eiga (film érotique) godardiens et cinéphiles, des délires ludo-érotiques situés entre les expérimentations de Shuji Terayama et La chinoise. Sept ans plus tard, il réalise son premier film abouti The Guard From the Underground (1992) inspiré du giallo de Bava et Argento. Suivra la série Suit Yourself Shoot Yourself (1996) dont le dernier opus sera une variation pornographique du film Les proies (1971) de Siegel. En 1997, après The Revenge (entre série B et essai de distanciation), il tourne Cure dont l’histoire de serial killer hypnotiseur lui ouvre les portes de l’Occident. Après Serpent's path et The Eyes of the Spider (1998), sur le thème de la vengeance, il réalise Licence to Live (1998), son premier film hors genre. En 1999 suivent Vaine Illusion et l’étrange Charisma, entre conte philosophique et farce absurde. Puis, Séance (2000) et Kaïro (2001), des films de fantômes remarqués pour leur ambition théorique. Depuis Kurosawa s’est spécialisé dans ce genre avec des succès inégaux (Jelly Fish, Doppelganger, Loft ) qui ont fait baisser sa côte de popularité en Occident. Jusqu'à Tokyo Sonata (2009), très beau portrait de famille qui lui vaut le Prix spécial du jury à Cannes.
Le cinéma original et interrogatif de Kiyoshi Kurosawa est de proposer des méditations ouvertes, au sein desquelles chacun peut frayer le chemin de ses propres réflexions. Il s'agit avec Charisma, par exemple, d'une réflexion philosophique aux enjeux métaphysiques et politiques, qu'il appartient à chaque spectateur d'investir à son gré. Je me permettrai toutefois d'attirer l'attention sur une des approches possibles, qui font que l'arbre puis l'homme qui s'appellent Charisma dans le film incarnent les multiples formes de la tension entre l'exigence collective et la revendication individuelle. Si bien qu'au début du film, placé sous l'empire d'un autre genre cinématographique, le polar, est affichée une étrange revendication « Il faut rétablir les règles du monde ». La grande force de "Charisma" est de mettre en évidence de manière dramatique comment ces règles ont été trahies et comment l'homme, livrée à la solitude de sa conscience, ne trouve d'issue ni dans la nature, ni dans la société. Cette ambivalence féconde, qui met en cause tous les grands systèmes binaires, concerne en particulier son rapport aux autres, l'opposition culture/nature, au point que l'on parvient à douter du caractère "naturel" de la nature et que l'on se prend à se demander alors ce que peut ou doit être une attitude civilisée et ce que l'homme est en mesure de faire en tant qu'individu. Cette destructuration va permettre de parvenir à un point incontournable où chaque personnage finit par expliquer, et sans doute par croire, que tous les autres sont fous et que l'être n'est pas davantage capable de sauver la nature que la nature ne l'est de le sauver et de se sauver elle-même. Ce qui a pour conséquence de placer le spectateur dans une posture d'incertitude qui a quelque chose d'inconfortable, mais aussi de stimulant. Cette ambivalence, cette réversibilité de la référence raisonnable est une aubaine pour un cinéaste moderne, qui travaille sur la mise en question de la logique dramatique et sur ce que peut signifier "le destin". Un tel univers permet de rendre imprévisible le plan suivant, d'aborder de manière parfois effrayante et presque toujours onirique et incroyablement brutale et cruelle le comportement de chacun des protagonistes. C'est une formidable liberté bien qu'elle soit dangereuse, comme toute vraie liberté. Il faut donc un grand artiste pour en user afin que son œuvre ne devienne pas illisible ou incohérente. Par ailleurs, il y a dans ce film un mystère que Kiyoshi Kurosawa travaille avec des moyens visuels simples et parfois obscurs aux non initiés. Il n'est pas facile de se frayer un chemin dans ce narratif où, à tout moment, intervient une solution contradictoire. Mais la tentative est intéressante et le film a le mérite d'introduire le questionnement à défaut de proposer des solutions. Ainsi la peur, l'angoisse sont-elles les caractéristiques de l'oeuvre de Kiyoshi Kurosawa. Il ose s'affronter à des sujets effrayants, des tueurs en série, des hommes dotés de pouvoirs hypnotiques, d'employés atteints de parasites inguérissables qui les transforment en zombies, de kidnappeurs ou d'adolescents enclins au suicide ; oui, les cas les pires animent ses divers films avec un âpre réalisme. C'est en quelque sorte la puissance du négatif, le spectre d'une contamination inexorable qui frappe aussi bien l'homme, condamné à détruire son proche, que la nature produisant ses propres poisons pour mieux s'annihiler elle-même. Visiblement hanté par la bombe d'Hiroshima, le cinéaste considère le Japon comme un monde désertifié, frappé à tout jamais par les traumatismes de son Histoire. Si bien que dans la solitude urbaine, aussi bien que dans l'ennui rural, en l'absence de toute transcendance, la silhouette humaine se voit condamnée à devenir spectre, fantôme, ombre et, ayant perdu jusqu'à sa propre trace, à s'effacer progressivement. En définitive, un cinéma du doute et de la désespérance, une forme de perte d'humanité qui hante le monde moderne.
Avec son avant-dernier film en deux volets "Shokuzai", présenté en 2013 et en avant-première à Deauville, le réalisateur nous proposait un monde tout aussi éprouvant mais avec une approche plus classique, très élégante même, un raffinement tout en demi-teinte et fardé d'une subtile poésie et d'une vraie finesse psychologique à défaut d'une réelle espérance. Le dernier d'entre eux, "Réal", en avant-première à Deauville pour le 16e Festival du film asiatique 2014, a été projeté en présence du metteur en scène et ne déroge nullement à ses thèmes non-conformistes et à son souci des explorations hors des sentiers battus. Cette fois, Kurosawa nous entraîne dans l'inconscient d'une jeune femme, victime d'un coma prolongé, mais nous déroute aussitôt sur une autre voie qui nous interpelle différemment : en définitive du couple d'amoureux lequel est la victime de l'autre et qui se méprend le plus sur la réalité de leur existence conjugale ? Ainsi, comme à son habitude, le réalisateur japonais prend-t-il un chemin de traverse pour susciter notre surprise et notre interrogation à travers les volutes et méandres de l'esprit, où le réel et l'irréel, le vrai et le supposé se confondent, nous conviant à une aventure métaphysique et onirique surprenante et d'une indéniable efficacité.
Pour prendre connaissance du dernier film du réalisateur, cliquer sur son titre :
SHOKUZAI ( PENITENCE ) de KIYOSHI KUROSAWA
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