Tiré d'un roman de R.A. Dick, le film L'aventure de Mme Muir a su créer un climat qui n'appartient qu'à lui et suggère, par la force de l'image, un monde romanesque où la vie elle-même n'est plus qu'une transposition du rêve. Nous sommes à Londres au début du XXème siècle, au moment où Lucy Muir, une jeune veuve, quitte sa belle-famille pour s'installer avec sa fille Anna et sa servante Martha à Whitecliff, au bord de la mer. Lucy remarque une maison un peu délabrée et étrange que les gens du pays disent hantée. C'est là qu'elle veut vivre désormais, attirée, on ne sait pourquoi, par les bruits qui courent autour de ces vieilles pierres. Et, dès son installation, le fantôme du capitaine Gregg lui apparaît. Il lui apprend que, contrairement aux rumeurs, il ne s'est nullement suicidé mais a été asphyxié. Ce fantôme va devenir, au fil des nuits, son familier et faire en sorte de l'aider dans son existence quotidienne. La sachant ruinée, il entreprend de lui inspirer le texte de sa vie aventureuse, persuadé que ce livre rencontrera la faveur du public et la mettra à l'abri du besoin. Et cela se passe ainsi. Un éditeur, emballé par le sujet, le publie et l'ouvrage connait très vite le succès. Mais voilà que, chez l'éditeur, la jeune femme noue une relation avec un homme aux manières élégantes. Le fantôme comprend avec tristesse qu'il doit s'éloigner et, au cours d'une nuit, lui fait ses adieux. Les années passent. Lucy a appris que son séducteur était marié et père de famille ; sa fille Anna se fiance, et elle se retrouve seule et désemparée. Soudain le fantôme de Gregg lui réapparaît et lui ouvre les bras. Lucy quitte alors son apparence charnelle et rejoint pour l'éternité cet homme qu'elle aimait sans vraiment le savoir.
L'histoire pourrait être banale. A la réflexion, il n'en est rien, car elle est riche de symboles. Le capitaine Gregg matérialise les fantasmes de Lucy à qui il dit : " Je suis ici parce que vous croyez en moi. Continuez à le croire et je serai toujours réel pour vous." S'il s'éloigne, ce n'est que pour la laisser libre d'assurer ses choix et d'agir selon son coeur. " C'était un rêve, Lucia, et au matin et toutes les années suivantes, tu t'en souviendras comme d'un rêve. Et il mourra comme tous les rêves au moment du réveil. Comme tu aurais aimé le cap Nord et les fjords sous le soleil de minuit, naviguer au-delà des récifs des Barbades où les eaux tournent au vert. Les Falklands où le vent du sud souffle et fouette les vagues blanches d'écume. Que de choses nous avons perdues, Lucia, que de choses nous avons perdues tous les deux. Adieu, mon amour ! " lui dit-il encore la nuit où il la quitte, afin de ne pas entraver son existence terrestre. Ce n'est donc qu'en mourant que cette femme accédera à l'amour et rejoindra le capitaine Gregg, homme idéal, rêvé, espéré, on ne sait. C'est là la merveilleuse énigme que propose le film. Serait-ce seulement au delà du temps et de la vie que s'atteint la réalité de l'amour où, en ce monde, il n'est qu'une gageure ? Qu'en est-il et où le situer ? Devenue la confidente d'un fantôme, Lucy franchit plus aisément le miroir qui sépare la réalité du rêve, le visible de l'invisible, dualité permanente qui trouble notre juste appréciation des choses. Qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui est réel ? Ce film a le mérite de nous interroger sur nous-même, sur le sens de la vie, sur l'importance que revêt l'imaginaire au sein du vécu. On peut y voir également un certain pessimisme quant aux rapports amoureux qui apparaissent si médiocres dans le monde humain. Les dialogues ciselés de Philippe Dunne, et peut-être de Joseph L. Mankiewicz lui-même, la musique envoûtante donnent au film une profondeur, une qualité rare de suggestivité, en font une oeuvre à part, étrange, policée, fantastique, évanescente qui nous convainc que le cinéma est vraiment un art à part entière, capable de tout dépeindre et de tout exprimer. Gene Tierney y est une Lucy émouvante, d'une beauté immatérielle, celle d'un ange qui ne serait sur cette terre que par inadvertance. Quant à Rex Harrison, il sait allier avec subtilité la tendresse, la force, l'abnégation, la retenue... au long de cet itinéraire initiatique très personnel. On retrouve certains thèmes chers au réalisateur de La comtesse aux pieds nus : un personnage rêvant à un autre monde comme Cléopâtre, Diello, Eve Harrington ou Maria Vargas et qui ne trouve la sérénité que dans la mort. Une mort envisagée comme un seuil à passer, une étape à franchir.
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GENE TIERNEY, L'ATTENDRISSANTE