Durant toute sa vie, Maurice Ronet, acteur inclassable aura fait l'expérience de la mort. Ayant intériorisé dès son plus jeune âge la philosophie tragique et esthétique de Schopenhauer, au point de vouloir lui consacrer une étude, il traversa l'existence comme une épreuve du feu. Récemment deux ouvrages sont sortis qui relatent cette vie intense et trop brève : "Maurice Ronet, le splendide désenchanté" de José-Alain Fralon et un essai biographique plus intimiste " Maurice Ronet, les vies du feu follet " de Jean-Pierre Montal qui cerne de près son être profond et sa vision du monde. Appartenant, selon sa propre expression, à une génération sacrifiée, celle qui avait dix-huit ans à la fin de la Seconde Guerre mondiale - il était né en 1927 - l'acteur rêvait néanmoins de grandeur éthique et d'aventure politique. Mais la réalité de l'époque ne correspondait pas à ses aspirations. A la guerre et à ses rudesses avait succédé une paix douce et émolliente dont les objectifs s'avéraient chaque jour davantage ceux de la consommation et de la finance, d'où un mal de vivre engendré par un monde moderne partant à la dérive, en proie à un effrayant vide spirituel. A la mort de l'acteur, François Chalais rapportait dans un quotidien ces propos tenus par celui-ci : " Mon ambition est d'être quelqu'un, pas quelque chose... Pas commode. A mon âge, les hommes sont tous PDG ou anciens combattants. Quant à la jeunesse, elle ne sait plus que se réfugier dans la drogue ou dans le dynamisme à reculons. Je ne suis plus dans le coup. Et mes amis sont déjà morts."
Ce désespoir s'exprimait déjà dans "Ascenseur pour l'échafaud " de Louis Malle (1957), d'après un scénario de Roger Nimier. Le titre du film est évidemment une métaphore de l'existence et déjà d'une noirceur profonde qui atteindra son paroxysme dans "Le feu follet" (1963), du même metteur en scène d'après le roman de Pierre Drieu La Rochelle. Un pur chef-d'oeuvre qui se termine par le suicide du personnage principal. En Ronet, le cinéaste avait trouvé l'interprète idoine et l'acteur offrait dans cet opus une composition magistrale. Ce rôle, à l'évidence le plus fort et le plus emblématique de sa personnalité, lui collera définitivement à la peau et il restera pour toujours, dans la mémoire des cinéphiles, ce feu follet magnifique et désenchanté. Maurice Ronet s'est d'ailleurs toujours senti solidaire des causes perdues, cultivant le sens de l'honneur et de la fidélité et lui-même fut toujours choisi pour des rôles où il trouve la mort et où son destin est sacrifié d'avance. Ce sera le cas dans "Plein soleil" et dans "La Piscine", l'un et l'autre aux côtés d'Alain Delon. " Dans mes compositions, c'est au moment où je commence à dire la vérité qu'on me bousille - soulignera-t-il. Ajoutant : "On punit toujours le héros que je représente, dans sa clairvoyance, son cynisme, sa lucidité. J'ai souvent incarné celui qui jette un défi à la morale, à la vie. Et ce personnage-là n'a pas sa place. Alors, il faut le flinguer." En 1973, Maurice Ronet part avec son ami l'écrivain et éditeur Dominique de Roux tourner un reportage pour la télévision sur la guerre menée par le Portugal au Mozambique. Appel de l'aventure, défense à contre-courant, pour l'honneur, d'un des derniers lambeaux d'empire européen en Afrique. Les deux hommes prennent des risques insensés et échappent de peu à la mort. La même année, Ronet porte à l'écran "Vers l'île des dragons", un documentaire allégorique sur les lézards géants du Komodo, en Indonésie : " C'est une chronique sur la terre, l'eau, le feu et sur ces monstres qui n'existent que là, qui sont nos ancêtres - expliquait-il alors. " Il s'agit d'animaux qui sont à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de nous-mêmes, et puis ils étaient là bien avant nous. C'est un peu le pèlerinage aux sources, ou un voyage en enfer, ou un film sur le début ou sur la fin du monde."
Trois ans plus tard, Maurice Ronet réalisera "Bartleby" (1976), un drame intimiste d'après la nouvelle éponyme d'Hermann Melville avec Michael Lonsdale et Maxence Mailfort. Il s'agit du récit d'un homme désespéré se conduisant comme un somnambule. Un mort en sursis, prostré dans une armure invisible, hermétique aux autres hommes, médiocres et parfois haineux à son endroit. Un seul se propose à l'aider, mais cela ne suffit pas. Un voyage au bout de la nuit que Ronet filme sous l'influence littéraire de Louis-Ferdinand Céline, une oeuvre déroutante et sans concession ou l'existence est envisagée sous son angle le plus tragique. Maurice Ronet est mort d'une cancer le 14 mars 1983, à l'âge de 55 ans, en homme de l'ancienne France et de la vieille Europe. Son projet de l'adaptation télévisée de "Semmelweis" de Céline ne verra pas le jour. Il nous reste heureusement ses films, tous d'une grande qualité, où son interprétation sonne toujours juste et où sa beauté grave et son regard noyé dans une indicible mélancolie ne cessent de nous émouvoir. Et puis, coup sur coup, ces deux livres qui évoquent sa vie d'homme totalement décalé d'avec son temps et illustrent, à nos yeux, l'éternel chevalier des causes perdues.
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PLEIN SOLEIL de RENE CLEMENT LA PISCINE de JACQUES DERAY