Huit rêves, huit promenades dans l'inconscient, dérives fantasmatiques ou visions prémonitoires, dont le héros est le réalisateur lui-même. Dans les premiers épisodes, l'auteur est encore un enfant, dans les six autres, il est successivement un adolescent, un étudiant, un adulte, un homme mûr puis un vieillard, l'interprète étant un acteur qui lui ressemble : certains de ces rêves proviennent de mon enfance- a déclaré Kurosawa - mais il ne s'agit pas pour autant d'un film autobiographique, plutôt de quelque chose d'instinctif. Rares sont les films dans lesquels le rêve constitue le ressort principal de l'intrigue, nous ouvrant les portes d'une seconde vie chère au poète Gérard de Nerval. Kurosawa l'a osé et exauce ainsi le voeu surréaliste du " jeu désintéressé de la pensée ", faisant, par ailleurs, de cet opus, son oeuvre testamentaire.
En voici la teneur :
Soleil sous la pluie - A.K. a cinq ans. Perdu dans la forêt, il rencontre un mystérieux cortège nuptial dont les officiants ont des têtes de renard.
Le verger aux pêchers : Fuyant la maison paternelle, l'enfant assiste à un ballet somptueux donné par des figurines impériales dans un verger dévasté qu'elles ont fait refleurir.
La tempête de neige : Une équipe d'alpinistes, dirigée par A.K. jeune homme, est la proie de la cruelle Fée des neiges.
Le tunnel : Un épisode de la guerre, où le capitaine A.K. voit surgir, d'un tunnel gardé par un chien-loup, les fantômes de ses hommes morts au combat.
Les corbeaux : En visite dans une galerie de peinture, A.K. pénètre dans un tableau de Van Gogh et y rencontre l'artiste en personne, se promenant librement à travers ses toiles.
Le Mont Fuji en rouge : L'explosion d'une centrale nucléaire a embrasé le séculaire Mont. A.K. reste impuissant devant la catastrophe qui provoque la mort de milliers de personnes.
Les démons gémissants : La guerre atomique a ravagé la planète, à présent hantée par des morts-vivants qui se dévorent entre eux.
Le village des moulins à eau : Dans une contrée bucolique, où l'on ignore le progrès de l'industrialisation, un paysan centenaire, féru d'écologie, enterre dans la joie sa compagne de 99 ans...
Rien de plus naïf que ces rêves-là qui nous parlent de l'enfance du dormeur, de sa crainte de la mort et de la radioactivité, de sa nostalgie du paradis perdu, du soleil sous la pluie, du Mont Fuji et de la Mère nature. Cinéaste que l'on a pu croire longtemps orienté vers le réalisme, Kurosawa est, en définitive, un lyrique, plus à l'aise dans le monde imaginaire et en parfait accord avec la tradition japonaise du conte fantastique. Souvenons-nous des amants d'Un merveilleux dimanche (1947) échappant au sordide de la vie quotidienne en s'imaginant un avenir meilleur ; du clochard de Dodes'Kaden (1970) qui conduit un tramway fantôme et se voit propriétaire d'une luxueuse demeure, de tels films signent l'oeuvre d'un poète authentique, préoccupé d'une harmonie "homme nature" dont nous avons perdu le secret et qui semble, à Kurosawa, indispensable à retrouver si nous voulons assurer la survie de l'espèce humaine et redécouvrir les valeurs fondamentales de la vie. Croyance utopique, sans doute, qui s'apparente à celle des grands visionnaires chers au cinéaste japonais, Shakespeare et Dostoïevski, en quête, comme lui, d'un havre dans la tempête et qui savent que nous sommes faits de la même étoffe que les songes. Ce souci d'harmonie, cette poésie d'un quotidien transfiguré composent le message spirituel de Rêves, en même temps que sa splendide modernité. Par delà la dénonciation des saccages de l'environnement, du péril nucléaire, de la vanité des conquêtes scientifiques, il y a dans cette oeuvre majeure l'affirmation sereine de la pérénité de la nature et de la toute puissance de l'art, que l'on est en droit d'envisager comme une réalité tangible et où l'on peut, grâce aux facultés infinies de l'imaginaire, s'immerger et se ressourcer. Il suffit de la contemplation d'un arc-en-ciel couronnant un parterre de fleurs sur un fond de montagnes millénaires pour renouer avec la paix intérieure et supputer les possibilités immenses que recèle le monde. Fruit de la tendresse pour le passé, des convictions profondes et du pressentiment d'un avenir funeste de son auteur, ce long métrage, d'une beauté saisissante, prêche avec ferveur pour la protection d'une nature en péril et d'une humanité déboussolée par l'accélération exagérée du progrès.
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AKIRA KUROSAWA OU UN ART PICTURAL EXTREME
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