Enigmatique, indépendante, solitaire, telle apparait l'oeuvre de Jean-Pierre Melville mort en 1973 à l'âge de 56 ans, dont les films cherchent quel sens donner à l'humain et échappent à la classification traditionnelle. Le cinéaste, lui-même, ne se livrait qu'à de rares confidences et restait d'une discrétion remarquable lorsqu'on l'interrogeait sur la signification de ses films, qui frappent par leur beauté crépusculaire et glacée. Il a cependant accordé un long entretien à Rui Nogueira où il rapporte ceci qui nous éclaire sur le langage cinématographique qui fut le sien : " Le créateur idéal est celui qui a forgé une oeuvre exemplaire, une oeuvre qui sert d'exemple. Non pas d'exemple de vertu ou seulement de qualité, non pas dans le sens où l'on dit quelqu'un d'exemplaire parce que tout ce qu'il a fait est admirable, mais dans ce sens où ce qui est exemplaire, pour un créateur, c'est que tout ce qu'il a conçu soit condensable en dix lignes, de vingt-cinq mots chacune, qui suffisent à expliquer ce qu'il a fait et ce qu'il était." Melville donne ici une définition parfaite de ce que devrait être l'art cinématographique - un art narratif par l'image, non par le discours.
Né le 20 octobre 1917 à Paris, Melville, de son vrai nom Jean-Pierre Grumbach, n'a que sept ans lorsqu'on lui offre, à l'occasion d'une fête, une Pathé Baby avec laquelle il commence à filmer tout ce qui passe à portée de son objectif. Cela suffira pour qu'il noue avec le cinéma une passion qui ne le quittera plus. Dès qu'il est en mesure de voler de ses propres ailes, il ne manque aucune sortie de films et contracte avec le "milieu" des relations qui inspireront nombre de ses réalisations futures. Mais des événements graves vont bientôt changer sa vie. En 1940, témoin de la défaite militaire, il s'engage dans la France Libre, prend le pseudonyme de Melville et rejoint le général de Gaulle à Londres. Il participera à la campagne d'Italie et reviendra à la vie civile après une guerre exemplaire. C'est alors qu'il embrasse la carrière de cinéaste avec une détermination dont rien ne pourra le détourner. Ainsi réalise-t-il un court métrage avec de la pellicule allemande passablement défraîchie : "Vingt-Quatre heures de la vie d'un clown". Il a déjà en tête le projet de porter à l'écran le chef-d'oeuvre de Vercors "Le silence de la mer" qui avait été publié en 1942 par les Ed. de Minuit, maison clandestine créée par le Comité National des Ecrivains. Encore lui faut-il obtenir l'accord de l'auteur, ce qui ne sera pas aisé, mais Vercors finira par accepter à la seule condition que le film recueille l'aval d'un jury constitué de personnalités de la Résistance.
Le cinéaste, qui fait figure de précurseur de la Nouvelle Vague, en devançant les préoccupations de ses futurs adeptes d'imprimer à un film son style personnel, débute le tournage dans des conditions extravagantes : absence d'autorisations officielles, moyens techniques réduits, dix-neuf types différents de pellicule. Rien, néanmoins, ne parviendra à le décourager et il mènera sa difficile entreprise à son terme, obtenant même l'autorisation de tourner dans la maison qui avait inspiré l'écrivain. Ce film est, sans aucun doute, celui qui exprime le mieux l'esprit de résistance, en particulier grâce à l'interprétation de Howard Vernon qui offre ici un portrait d'officier érudit et musicien, tout en finesse et retenue.
Le succès fut immédiat et le film obtint l'unanimité des résistants, à l'exception des communistes, qui ne pardonnèrent jamais à Melville d'avoir tourné en marge d'un système professionnel dominé par la C.G.T. et sans l'accord du CNS. C'était la première fois que l'on tentait d'ébranler les structures syndicales omniprésentes et dictatoriales de la production française. Avec ce long métrage sobre et maîtrisé et d'une grande pureté d'écriture, on peut déjà reconnaître la puissance et l'originalité du style du cinéaste de "Un flic" et du "Samouraï" : mise en scène rigoureuse et volontairement distante, direction d'acteurs précise, dépouillement visuel qui ne s'embarrasse d'aucun élément superflu, ce qui n'était pas habituel dans un cinéma français encombré par l'anecdotique.
Avec ce film à huit-clos, qui se déroule presque entièrement dans une pièce, le salon, créant une concentration propice au confinement des personnages et jouant admirablement des ressources du clair-obscur, Melville amorce, de façon éclatante, une filmographie qui se distinguera par son savoir-faire et son intelligence. Ainsi les profils des trois personnages sont-ils saisis en un savant contre-jour, ce qui permet de cacher les yeux. C'est une habileté qui autorise le cinéaste à rendre plus intense ensuite le regard de la jeune fille et à atteindre un paroxysme de tension entre elle et l'officier allemand, lors de leur ultime rencontre, où le gros-plan s'attarde sur ses yeux et révèle, avec une force inouïe, le sentiment inavoué qu'elle éprouve pour l'étranger. Il y a donc une progression, tout autant dans l'importance du regard, que dans celui du silence qui s'épaissit et procure à ce drame intime sa puissance et son retentissement.
Le silence est le seul moyen dont disposent le vieil oncle et sa nièce de manifester leur hostilité à l'officier allemand installé dans leur maison. Cependant, cet hôte indésirable est un homme délicat, cultivé, amoureux de la France et qui, chaque soir, leur rend visite pour les entretenir de ses diverses réflexions, se voyant opposer un silence glacial. Un jour, il part visiter Paris, le rêve de sa vie, mais revient bouleversé par le spectacle que lui ont offert les occupants en poste dans la capitale et la prise de conscience qu'il a été amené à faire de la réalité atroce de l'idéologie nazie. Ebranlé dans ses convictions humanistes, il demande sa mutation dans une unité combattante où il trouvera la mort, une mort héroïque. Il quitte la maison et ses hôtes sans qu'un mot n'ait été échangé, mais le regard, presque insoutenable, que lui adresse la jeune fille, l'assure de l'essentiel : son sentiment a été partagé. Cette magnifique ode au silence montre à quel point le non-dit parvient à être plus éloquent que le dit. L'oeuvre de Vercors sort magnifiée par la splendeur du film, réussite exceptionnelle et correspondance sans égale entre un romancier et un cinéaste. S'ajoute à cette réalisation de tout premier ordre un message d'espérance qui sut être entendu, quelques années plus tard, par des hommes comme de Gaulle et Adenauer. Tous deux avaient compris qu'il était préférable, pour leurs peuples, de joindre leurs compétences que d'additionner leurs faiblesses.
L'un des plus beaux films du cinéma français.
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JEAN-PIERRE MELVILLE OU L'OEUVRE AU NOIR
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