En un quart de siècle, l'art et l'industrie du film ont considérablement évolué ; la meilleure part revenant aux grosses productions qui savent séduire le public par un langage visuel simplifié à l'extrême, qui sacrifie la signification à l'effet, l'expression esthétique à l'image factice. Dans le même temps, le statut des auteurs s'est affermi, les oeuvres de recherche ont proliféré et, ce, au-delà de ce qu'avaient pu rêver les premiers adeptes de la caméra-stylo. Il nous faut donc tenir compte, lors d'une série d'articles sur la production cinématographique couvrant une ou plusieurs décennies, de cette double et paradoxale évolution, en incluant auprès des chefs-d'oeuvre, des produits de plus grande consommation, ce qu'il est convenu d'appeler des films-cultes, sur lesquels nous nous devons d'émettre les réserves qui s'imposent. Cela est justement le cas pour Le grand bleu (1988), un film qui sut ensorceler une jeunesse et transformer le spectateur en dauphin, le plongeant dans un monde de rêve et de bonheur d'où il ne voudrait jamais plus revenir. Rêve, bonheur, poésie, innocence, évasion, ne sont-ils pas l'apanage de cette réalisation parfaitement réussie sur le plan esthétique et qui rend le rôle du détracteur d'autant plus malaisé et ingrat ?
Oubliez tout ce que vous savez.. Plongez ! conseillait le metteur en scène Luc Besson. Or, c'est justement ce que refusait ceux qui répugnaient à s'anéantir comme le faisaient à l'écran Enzo et Jacques. Ces deux copains partageaient la même passion pour la plongée sous-marine et, à l'occasion d'un championnat du monde, se retrouvaient à Taormina en Sicile, bientôt rejoints par Johana, une jeune américaine follement éprise de Jacques. Ce dernier paraissait lui rendre son amour mais, en réalité, n'aspirait qu'à une chose : plonger et se mesurer, lors des compétitions, à son concurrent Enzo. Un jour, celui-ci descendit trop profond et mourut dans les bras de son ami qui, au lieu de remonter son cadavre dans le monde des hommes, préféra le confier au silence des profondeurs, avant d'aller le rejoindre peu de temps après, sourd à l'amour de Johana enceinte.
Terrible histoire que celle de ces deux sportifs qui optent pour la mort plutôt que pour la vie, car de quoi s'agit-il sinon d'un anéantissement dont le réalisateur n'hésite pas à nous fournir la clé. Et quelle est-elle ? Je résume : puisque la vie ordinaire n'est pas à la mesure de l'héroïsme auquel aspirent les jeunes gens, épris l'un et l'autre d'idéal et de fraternité virile, et puisque la femme, selon eux, signifie l'assurance d'une existence stéréotypée qui, peu ou prou, les contraindra à la stabilité : foyer, enfants, maison, automobile et, par conséquent, à une existence castratrice, mieux vaut une mort désirée que cette vie mutilée. Si bien que l'on peut aborder le film sous l'angle d'une exaltation au dépassement de soi, ce que firent de nombreux jeunes spectateurs, qui adhérèrent d'autant plus facilement à cette intrigue, qu'elle fait la part belle à la fascination que le néant exerce sur eux. La beauté esthétique du film donne incontestablement de la mort une image sublimée : mort proclamée comme refus de la médiocrité, de l'ordinaire de la vie, et comme possibilité de s'octroyer un destin. En somme, proposer en échange d'une vie aseptisée et d'une désolante platitude, une mort exaltante. Le film provoqua la controverse que l'on imagine sans qu'elle fût toujours bien comprise, ce qui est regrettable, car, à la suite de cette projection, des adolescents fragiles pouvaient être enclins à se laisser prendre dans cette nasse qui les entraînait irrémédiablement dans des profondeurs insondables. L'image fascinait, mais n'en était pas moins fausse ; on sait depuis Cousteau que les grands fonds océaniques sont, dans la réalité, ténébreux et inhospitaliers. On y devient sourd et aveugle et on s'y engloutit dans un univers pour le moins terrifiant. Si la plongée sous-marine est un sport enthousiasmant, il ne l'est que dans la mesure où chacun en envisage les risques et périls. Ce film eut donc, entre autre privilège, celui de faire couler beaucoup d'encre et de susciter des discussions sans fin. Aujourd'hui, il me vient à l'idée de le comparer à un film plus récent, qui a obtenu le prix de la mise en scène au Festival de Cannes : Le scaphandre et le papillon. Alors que le premier est un chant funèbre bellement orchestré, le second est un hymne à la vie de la part d'un homme prisonnier d'un scaphandre, immergé dans les profondeurs douloureuses de la maladie mais, tellement épris de la beauté du monde, que d'un battement de paupière il parvient à faire de sa pensée et de ce qui lui reste de vie...un papillon. A la pesanteur de l'eau s'oppose l'air libérateur, au refus, l'acceptation, à l'abandon, la confiance. A méditer.
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