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11 novembre 2006 6 11 /11 /novembre /2006 10:07
LE VOLEUR DE BICYCLETTE de VITTORIO DE SICA

    
Fils de magistrats, Vittorio de Sica , né à Sora le 7 juillet 1901, passe sa petite enfance à Naples, avant de suivre ses parents à Rome en 1912. Devancant l'appel, il s'acquitte de ses obligations militaires et, dès son retour à la vie civile, s'oriente vers le théâtre, puis le cinéma. Il fait partie d'une troupe et bientôt apparaît dans plusieurs films, au point de devenir l'acteur phare des années 30. Mais jouer ne lui suffit pas. La mise en scène l'attire.  En 1939, il met entre parenthèses sa carrière de comédien pour se consacrer à la réalisation de quatre films de facture légère qui ne marqueront pas la mémoire du 7e Art. Mais un tournant important s'amorce lorsque de Sica fait la connaissance de Cesare Zavattini, célèbre scénariste avec lequel il va collaborer étroitement et produire successivement quatre nouveaux films, qui auront le mérite de faire date dans l'histoire du cinéma italien, oeuvres teintées d'une poésie humaniste et naïve qui contiennent tous les ingrédients du néo-réalisme, mouvement à la naissance duquel elles participeront grandement. Ce seront SciusciaLe voleur de bicycletteMiracle à Milan, Umberto D. qui connurent la notoriété. Le metteur en scène y dresse le portrait social de l'Italie de l'après-guerre avec un sentimentalisme qui use, et parfois abuse, d'une imagerie sensible et populaire. Si bien que lorsque le cinéma italien s'éloigne du néo-réalisme, de Sica ne suit pas la mouvance nouvelle et ses films ne rencontrent plus le succès qu'avaient connu les précédents. Le réalisateur et son scénariste ne parviennent pas à se renouveler et à sortir du domaine de l'imagerie familière ; leurs tentatives pour donner une vision du monde plus intellectuelle échouent les unes après les autres. Pour cette raison, Vittorio de Sica décide de repasser devant la caméra et renoue avec une brillante carrière d'acteur dans des films remarqués comme  Madame de.  de Max Ophuls, Le général della Rovere de Rossellini ou Austerlitz d' Abel Gance. Il meurt le 13 novembre 1974. Sa filmographie ne compte pas moins de 28 longs métrages.  Ettore Scola lui rendra un bel hommage dans son film Nous nous sommes tant aimés, qui lui est dédié, et dont je vous parlerai prochainement. Témoin occasionnel d'un tournage, Scola raconte :  Un matin, allant à pied à l'école, je traversais la Piazza Vittorio pour me rendre au lycée Umberto Ier qui est à côté de la basilique Sainte-Marie-Majeure et je vis un spectacle exceptionnel : la place était occupée militairement par des troupes inconnues, pleine d'armes étranges, des projecteurs avec de grosses lampes, des camions, des voitures. Je ne suis pas allé au lycée et je suis resté là à regarder : j'ai vu Vittorio de Sica qui tournait Le voleur de bicyclette, la scène à l'aube avec les balayeurs qui se rencontrent et qui partent à la recherche de la bicyclette. Il y avait Lambert Maggiorani, Gino Saltamerenda, un acteur de composition, célèbre pour sa corpulence. Je ne sais si c'est là qu'est né mon amour pour le cinéma - j'avais dix-sept ans - cependant ce jour-là j'ai ressenti quelque chose de fulgurant". Ceci explique cela. Et, puisque j'ai choisi, parmi l'abondante filmographie du cinéaste italien, d'analyser plus particulièrement  Le voleur de bicyclette qui marque une date importante dans sa production et dans l'art cinématographique, voyons comment de Sica, avec une extraordinaire économie de moyens, a décrit la détresse muette des faibles et des affligés.

 


Antonio Ricci, pauvre chômeur, se voit offrir un travail, celui de colleur d'affiches, à condition qu'il dispose d'une bicyclette pour ses déplacements. Il en a bien une, mais elle a été engagée au mont-de-piété et ce n'est qu'à la suite de nouvelles privations qu'il parvient à la récupérer. Mais, dès le premier jour, celle-ci lui est volée par un adolescent qui s'empresse de disparaître et l'essentiel du film consiste à nous montrer la quête angoissée du vélo et du voleur. En compagnie de son jeune fils, Ricci parcourt les divers quartiers de Rome et cette traversée de la ville revêt les aspects d'une épopée, tout en nous plongeant dans la vie romaine de l'après-guerre. Finalement Ricci retrouve son voleur, un garçon épileptique encore plus infortuné que lui, et, faute de preuves, renonce à porter plainte. Si bien qu'à son tour, il vole une bicyclette mais si maladroitement qu'il se fait  molester par la foule et ne doit son salut qu'au sang-froid de son enfant. Apitoyé par tant de détresse, le propriétaire du vélo laisse filer le père et le fils au lieu de les conduire au commissariat. Le film se termine sans que le metteur en scène ne cherche à conclure, laissant à chacun le soin de tirer les conséquences de cette élégante démonstration : l'urgence de refonder une société qui se révèle incapable de répondre aux besoins élémentaires de l'homme et condamne les déshérités à le demeurer. On sent l'influence d'un Chaplin qui savait, ô combien !  - et avec autant d'humour que d'émotion, nous donner à voir la misère des bas-fonds new-yorkais. Mais il y avait chez Chaplin une plus grande distance. Restaient présent à son esprit le fait que l'homme est toujours l'homme, de quel bord qu'il soit, et que l'enfer lui-même est pavé de bonnes intentions.

 


Dans Le voleur de bicyclette, de Sica veut tout d'abord séduire le spectateur par le choix d'un sujet émouvant, ensuite le convaincre que le 7e Art est en mesure de délivrer des messages forts. On ne peut guère douter qu'il n'y ait eu de sa part un souci de prosélytisme et il est difficile de ne pas surprendre dans ce film un léger accent de propagande. Mais n'importe, ce dernier est bien ficelé, les images sont belles, il ne manque qu'un rythme mieux scandé, plus rapide ; on tombe trop souvent dans des images conventionnelles, un style nouille qui frise le mélo. Ce sont là des facilités que ne seraient pas permises un Fellini, même un Rossellini. Il y avait chez de Sica, malgré ses qualité évidentes et son talent que personne ne peut mettre en doute, trop de complaisance à émouvoir, des soulignements inutiles, des répétitions fréquentes qui ralentissent l'action et lui prêtent parfois une regrettable mièvrerie. Par ailleurs, le cinéaste nous charme par sa sensibilité, sa chaleur, sa générosité auxquelles il est difficile de résister. Ce diable d'homme, s'il ne convainc pas toujours, finit par captiver. Son cinéma, comme ses interprétations, distillent quelque chose de profondément humain. L'Italie est si présente avec ses excès, ses faiblesses, ses passions, son fatalisme et sa fierté jusque dans les douleurs les plus grandes. On sent que De Sica est italien jusqu'à la racine des cheveux. Ce qu'il souhaite avant tout est de parler de l'Italie, de dire l'Italie, de décrire le petit peuple qu'il a côtoyé à Naples, ces gens qui parlent fort, sont en permanence au bord du rire et des larmes. Il a réalisé ce film à peu de frais et sans avoir recours à des vedettes, tant il voulait que ses personnages expriment une réalité qui leur collait à la peau. Il mit beaucoup de temps avant de porter son choix sur des non-professionnels comme Lamberto Maggiorani et le jeune Enzo Staiola qui, tous deux, expriment avec gravité et tant de conviction naturelle la résignation bouleversante des démunis.

 

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LE VOLEUR DE BICYCLETTE de VITTORIO DE SICA
LE VOLEUR DE BICYCLETTE de VITTORIO DE SICA
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20 août 2006 7 20 /08 /août /2006 09:03

LE_FESTIN_DE_BABETTE.jpg      

                                                          
 

Au XIXe siècle, dans un petit village luthérien du Jutland, au Danemark, un pasteur dirige sa communauté d'une main austère et pieuse. Il a deux jolies filles, Martine et Filippa, dont il ne veut se séparer à aucun prix au grand dam des jeunes hommes du village. Lorens, un jeune officier tombe follement amoureux de Martine, mais malgré tous ses efforts pour intégrer le cercle familial il repartira seul. Filippa sera, quant à elle, repérée par Achille Papin, un baryton français en villégiature, qui voit immédiatement en elle une future diva qui pourrait avoir tout Paris à ses pieds. Après plusieurs mois de cours particuliers et malgré les progrès, Filippa met fin à leur relation, à la grande satisfaction du pasteur. Trente-cinq ans plus tard, le pasteur est mort et les deux sœurs toujours célibataires. Un soir de tempête, une femme frappe à leur porte. C'est Babette, une Française qui leur demande refuge en proposant ses services. Elle est recommandée par une lettre d'Achille Papin qui explique qu'elle a dû fuir la guerre civile de la Commune de Paris et qu'elle « sait faire la cuisine ». Martine et Filippa acceptent, même si elles n'ont pas les moyens de la payer. Babette a gardé, pour unique lien avec la France, un billet de loterie qu'une amie lui achète chaque année. Elle apprend le danois et la cuisine locale. Durant quinze années, elle va servir avec humilité les deux sœurs qui pourront ainsi se consacrer pleinement à l'aide des pauvres de la région.

 

Comme dans un conte, on entre dans "Le festin de Babette"  (1987) par la voix de Michel Bouquet. Impression d'une petite communauté qui vit hors du temps, dans un pays d'exil, avec ses chaumes humides, ses maisons basses, ses brumes fréquentes. Gabriel Axel est resté proche du beau texte de Karen Blixen respectant sa construction et se montrant fidèle à son esprit. Film intimiste, s'il en est, dans la tradition des maîtres de la peinture flamande et du cinéma en clair-obscur de Carl Dreyer, dont Axel se veut le successeur. Au cours de ce repas, les langues se délient enfin, tant il est vrai que la fête délivre des soucis médiocres. Chacun raconte un moment important de sa vie. Ce festin n'est pas sans rappeler le repas eucharistique et les noces de Cana. Le discours du vieux général, qui clôt le banquet, annonce la réconciliation de la chair et de l'esprit, du renoncé et de l'offert. La gratuité du don dénoue les coeurs et invite à la louange, à la libération, à la joie, au dessaisissement de soi par amour, l'amour comme exercice du coeur. Gabriel Axel a fait en sorte de placer Babette au centre de son film et s'est appliqué à faire d'elle un personnage lumineux, proprement évangélique, interprété à la perfection par Stéphane Audran qui trouve là son plus beau rôle. Sa retenue, son sourire, son regard énigmatique rendent tangibles le pouvoir rayonnant qu'elle exerce sur cette société dévote et puritaine. Plus tard, penchée au-dessus de ses marmites, tandis que la caméra suit le moindre de ses gestes, elle réussit le miracle de la réconciliation entre les deux mondes et exalte l'artiste et l'art comme principes fondateurs du plaisir et de sa satisfaction. Ce film est en quelque sorte un hymne au pouvoir créateur que résume très bien le général Löwenhielm par cette simple phrase : " Transformer un repas en une espèce d'affaire d'amour qui ne fait plus la distinction entre appétit physique et appétit spirituel". C'est donc sur tous les plans une réussite absolue, non seulement parce que l'histoire est belle mais parce qu'elle prouve que par des actes simples, humbles même, les esprits peuvent se libérer et les coeurs s'épancher davantage. On entre dans une vraie communion dont la gratuité est la clé de voûte. D'ailleurs la chaleur qui émane de la cuisine, où Babette s'active à la préparation de ses mets, tranche avec l'austérité des paysages environnants, bien qu'admirablement mis en valeur, comme dans les toiles des peintres flamands, par le chef opérateur Henning Kristiansen. C'est d'autre part une célébration du don de soi et du bonheur de vivre qui réunit en un festin somptueux tous les sens en un grand moment de plaisir et de volupté.



Le film a été couronné en 1988 par l'Oscar du meilleur film étranger.

 

Pour lire l'article que j'ai consacré à Stéphane Audran, cliquer sur son titre :  

 

STEPHANE AUDRAN - PORTRAIT

 

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LE FESTIN DE BABETTE de GABRIEL AXEL
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7 juin 2006 3 07 /06 /juin /2006 15:31
CARMEN de FRANCESCO ROSI

          

Nombreuses furent les adaptions cinématographiques de Carmen, qui faisaient suite à l'opéra de Bizet créé en 1875, lui-même inspiré de la nouvelle de Prosper Mérimée publiée en 1845. A l'époque du muet, Cecil B. De Mille avait déjà signé une première réalisation, suivie de celle d'Ernst Lubisch en 1918. Lorsque le parlant prit la relève, plusieurs metteurs en scène furent à leur tour conquis par le sujet. Citons Charles Vidor en 1948, qui confia le rôle de Carmen à l'impériale Rita Hayworth, puis Carlos Saura en 1983 et, plus près de nous, la flamboyante version de Francesco Rosi. Ce n'est qu'en 1958, que le cinéaste italien, qui travailla longtemps avec Visconti, réalisa son premier film Le défi, un hommage à sa ville natale : Naples. En trente années, il ne produisit qu'une quinzaine de longs métrages, prenant le temps de les mûrir, de façon à ce qu'ils répondent à ses préoccupations personnelles sur les problèmes concernant les rapports de l'homme et de la société. Dans cette filmographie figurent : Main basse sur la ville (1963) - Le moment de vérité (1965) - Le belle et le cavalier (1967) - L'affaire Mattei (1971) - Cadavres exquis (1975) - Trois frères (1981) - et enfin Carmen en 1964. Par la suite, il y aura encore Chronique d'une mort annoncée (1987) et Oublier Palerme en 1989. Ce  Carmen  de  Francesco Rosi  a été entièrement tourné en décors naturels et en terre espagnole, pays où l'action se déroule. En effet, nous sommes alors au coeur de Séville en l'an 1820. Don José, fiancé à Micaëla, est chargé de surveiller la belle et provocante Carmen qui vient d'être arrêtée à la suite d'une bagarre dans la manufacture de cigares, où elle travaille. Celle-ci n'a guère de peine à le séduire et à obtenir qu'il la laisse s'évader. Ce qui aura pour conséquence de le faire dégrader et emprisonner à sa place. Dès sa libération, l'amoureux n'a qu'un désir : retrouver sa belle. Mais plus tard, cette dernière tombe sous le charme d'un sémillant toréador Escamillo. Entre les deux hommes, l'affrontement est inévitable et se conclura par la mort de l'un d'eux, si Carment n'intervenait pour sauver Escamillo. Désespéré, Don José n'aspire plus qu'à se venger.

 

Ce film splendide est une adaptation fidèle de l'oeuvre de Bizet, magnifiée par la caméra qui sait produire les images les mieux adaptées à l'intensité du drame, à la frénésie de la passion, au feu intérieur d'une indomptable Carmen, ivre de séduction, qui met bientôt à sa merci le brigadier Don José, puis le toréador Escamillo, suscitant leur jalousie et ouvrant grandes les portes à la tragédie qui suivra et s'achèvera dans l'arène, lieu symbolique de la mort. Rarement opéra n'aura bénéficié de tels moyens pour devenir un spectacle à part entière. A n'en pas douter, le mythe de la femme fatale, mi-ange, mi-démon, n'a jamais été mieux servi que sous la baguette d'un Lorin Maazel et par les voix de Julia Migenes-Johnson Placido Domingo et Ruggerio Raimondi. Ces trois grands chanteurs sont de plus des comédiens fabuleux et le film est à tous égards une réussite que seul, à mes yeux, égale la Flûte enchantée de Bergman, adaptation personnelle et magnifique de l'opéra de Mozart  que réalisa le metteur en scène suédois en 1975. Quant à Julia Migenes, elle reste pour moi la Carmen idéale, saisie et immortalisée dans sa passion, ses violences, sa ferveur, sa fougueuse beauté par le savoir-faire, l'art accompli du réalisateur.
 

   

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CARMEN de FRANCESCO ROSI
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5 juin 2006 1 05 /06 /juin /2006 09:51
DANCER IN THE DARK de LARS VON TRIER

                                                            

Je voulais opérer une transition forte après la série des comédies délicieuses, suaves et délicates, que je venais de vous présenter. Et bien là nous sommes servis ! Après les féeries hollywoodiennes, nous voici avec le Zola de Gervaise ou le Hugo des Misérables. Dancer in the dark est, comme son titre l'indique, un film pathétique qui tient autant de la fable grinçante que de la tragédie réaliste. Rien de beau pour reposer le regard : décor gris et froid d'une usine, bleus de chauffe des acteurs, le mot de comédie ne convient guère à ce long métrage qui ressemble davantage à une tragédie musicale. Et pour cause. Voici l'histoire : Une jeune tchèque émigrée et mère célibataire cherche son réconfort et son salut, dans la musique, sa passion. Travaillant dans une usine au coeur de l'Amérique industrieuse, Selma cache un lourd secret : elle perd la vue et son fils, atteint du même mal, est condamné à partager son sort, si elle ne trouve pas l'argent nécessaire pour le faire opérer. Quand un voisin croit à tort qu'elle lui a volé ses économies, la malheureuse voit ses espérances anéanties et son avenir gravement compromis. Que va-t-il arriver ? Tout parait sombrer dans les profondeurs de la nuit qui gagne Selma devenue aveugle et que le monde quitte. C'est une fin silencieuse, rendue plus poignante, qu'elle est vécue de l'intérieur,  blessure qui s'ouvre au coeur,  mutilation de l'âme même.

 

Ce sixième film du cinéaste danois Lars von Trier n'est pas sans rappeler l'atmosphère oppressante dans laquelle baignaient les oeuvres de Carl Dreyer, auquel se réfère volontiers Von Trier, admirateur de l'auteur de Dies Irae et d'Ordet. Mais contrairement à ses films précédents, il s'agit ici d'une comédie musicale, dont la chanteuse islandaise Björk a signé la partition, exploitant la technique dite Bullet-Time, ce qui permet de donner une image en 3D et l'impression que les personnages flottent dans l'espace, effet onirique d'autant plus réussi que les images nous sont livrées, comme si elles étaient saisies au travers du regard voilé de l'héroine. La part du silence est grande et fait naître une émotion particulière, car le personnage de Selma - presque mythique et qui parait hors temps, comme attaché à un arrière-pays ou à un arrière-monde, inspire le respect, non la pitié.

 

A partir d'un scénario précis, nous découvrons un être attendrissant, une histoire touchante qui frise le mélo sans y céder totalement, peut-être à cause de la musique qui mêle habilement légèreté et gravité, la jeune femme vouant un culte aux comédies musicales des années 40-50. Grâce aussi au lyrisme avec lequel le drame est abordé et à la rencontre de deux talents d'exception, celui du réalisateur, sans doute l'un des plus novateurs  d'aujourd'hui, et de la musicienne Djörk, fabuleuse dans le rôle de Selma, considérée comme la meilleure chanteuse " underground" actuelle.


 

Ce film méritait incontestablement la palme d'or à Cannes. La charge émotionnelle est telle, et perdure si longtemps après la fin de la projection, que l'on comprend que les jurés aient été séduits par l'originalité et la dramaturgie de l'oeuvre. De même que la mise en scène, les cadrages sont surprenants, exécutés avec une caméra mobile numérique et les chorégraphies empreintes de nostalgie, puisque l'héroïne cherche à imiter les comédies musicales d'antan. Le contraste est d'ailleurs frappant  entre cette version inquiétante et douloureuse et l'insouciance des merveilleux divertissements hollywoodiens. Toutefois dans cette grisaille - qui participe de l'histoire de Selma - une certaine harmonie se dégage, tant il est vrai que le cinéaste sait flirter avec les genres, évoquer, donner à voir et à imaginer, à comprendre et à deviner. Il fait autant appel à notre sensibilité qu'à notre intuition, en jouant du clair et de l'obscur, du bruit et du silence, de la noirceur et de la pureté, de l'indifférence et de la tendresse, de la dureté et de la bienveillance. Un cocktail chavirant qui vous noue le coeur. Larmes assurées. 

 
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DANCER IN THE DARK de LARS VON TRIER
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29 mai 2006 1 29 /05 /mai /2006 09:33
ORFEU NEGRO de MARCEL CAMUS

                                                                                                                                  

Orfeu Negro
  n'est pas à proprement parler une comédie musicale, mais le film baigne dans l'actualité du Carnaval de Rio qu'il a contribué à faire connaître au public français, si bien que danses et rythmes sont intensément présents, de même que de belles mélodies qui ont immortalisé cette oeuvre d'une incontestable poésie. Le réalisateur Michel Camus a pris pour thème le mythe d'Orphée, comme West Side Story avait réactualisé l'histoire de Roméo et Juliette, avec un bonheur presque égal. Et ce mythe, quel est-il ?

 

Sans doute l'un des plus obscurs et des plus chargés de symboles de la mythologie hellénique. Orphée est d'origine thrace et, comme les Muses, voisin de l'Olympe. Il figure, par excellence, le chanteur, le musicien et le poète. Il joue de la lyre et de la cithare et ce, de façon si suave, que les bêtes fauves le suivent et que les arbres et les plantes s'inclinent à son passage. Il s'est épris de la belle Eurydice, peut-être fille d'Apollon.  Un jour, qu'elle se promène le long d'une rivière, elle est poursuivie par Aristée qui veut lui faire violence. Et, par malheur, en courant dans l'herbe haute, est piquée au talon par un serpent et meurt. Inconsolable, Orphée la cherche et descend jusqu'aux Enfers pour la retrouver. Grâce aux accents de sa lyre, il parvient à charmer les monstres, gardiens des Enfers, et Tantale qui en oublie sa faim et sa soif.  Emus par une telle preuve d'amour, Hadès, le dieu des morts et Perséphone, la déesse des Enfers, consentent à rendre Eurydice à son amant, à une seule condition : qu'il ne cherche pas à la regarder avant d'être revenu à la lumière du jour, c'est-à-dire dans le monde des humains. Orphée accepte et se met en route. Il est alors saisi d'un doute : Perséphone ne l'aurait-elle pas trompé, Eurydice est-elle bien derrière lui ? Pour s'en assurer, il se retourne. Aussitôt une force irrésistible entraîne à nouveau sa Belle vers les Enfers et Orphée se voit contraint de revenir seul sur la terre. Son impatience vient de tuer celle qu'il aime pour la seconde fois.


                           

Dans le film franco-brésilien de Michel Camus, Orphée n'est plus un fils de l'Olympe, mais un conducteur de tramway, de surcroit guitariste et directeur d'une école de danse dans un quartier pauvre de Rio, et Eurydice une jeune paysanne venue se réfugier dans la ville pour fuir les avances d'un homme brutal et jaloux. Malgré l'amour que le jeune homme éprouve immédiatement pour elle, la douce Eurydice n'échappera pas à la mort. Après une longue quête nocturne, Orphée retrouvera le corps inerte de sa bien-aimée et se précipitera du haut d'une falaise avec elle, afin qu'ils puissent se rejoindre dans l'éternité.


 

Ce film magnifique, interprété par des acteurs noirs inconnus, dont  Marpessa Dawn  et Breno Mello, fut une révélation de par la splendeur des images du Carnaval, la musique brésilienne de Tom Jobim et de Luis Bonfa, musique qui eut le mérite de promouvoir la bossa-nova dont la mélancolie ajoute à la dramaturgie du thème grec transposé de façon magistrale dans les favelas. Michel Camus a peu produit. Il est surtout connu pour ce film qui lui a mérité la Palme d'Or au festival de Cannes en 1959 et l'Oscar du meilleur film étranger en 1960. Suivront Le chant du monde en 1965 et Le mur de l'Atlantique en 1970. Mort en 1982, il est resté définitivement associé à cet Orphée brésilien et exotique qui réanime le vieux mythe et l'associe à tout jamais à la musique brésilienne et à cette population locale des favelas.
 

                    

Peut-être l'auteur n'a-t-il pas mesuré la profondeur de cette transposition qui révèle non seulement l'âme d'un peuple et sa musique, mais les paysages incomparables de la Baie de Rio et du Pain de Sucre, qui n'étaient pas les icônes qu'ils sont devenus depuis lors. Ce film se regarde, aujourd'hui, avec le même plaisir. On se laisse gagner par l'ambiance du Carnaval, le charme de l'histoire, la musique, les danses, les costumes et l'interprétation émouvante des deux héros qui prêtent à ces amants éternels une séduisante modernité.


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ORFEU NEGRO de MARCEL CAMUS
ORFEU NEGRO de MARCEL CAMUS
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21 mai 2006 7 21 /05 /mai /2006 11:01
MORT A VENISE de LUCHINO VISCONTI

 

Descendant d'une vieille famille de Lombardie, le comte Luchino Visconti naît à Milan le 2 novembre 1906 et s'intéresse très tôt au théâtre et à l'opéra, au point d'envisager une carrière de musicien. Sa rencontre à Paris avec Jean Renoir le familiarise avec les techniques et les possibilités qu'offre le cinéma à ses exigences d'esthète et à son goût prononcé pour l'art. Sympathisant communiste, il s'engage dans la résistance, est arrêté par la gestapo et échappera de peu au peloton d'exécution. Après la guerre, il réalise un documentaire de propagande communiste Jour de colère, puis revient au théâtre et met en scène des oeuvres de Cocteau et de Sartre. Ce n'est que dans les années 50 qu'il renoue avec la caméra et tourne avec Alida Valli  son premier chef-d'oeuvre " Senso". Entre deux tournages, il travaille pour la Scala de Milan et met en scène des Opéras chantés par les plus grandes voix de l'époque, dont celle de La Callas. Au cinéma, il ne cesse plus de s'imposer avec des films comme Rocco et ses frères (1960),  Le Guépard  (1962), Sandra (1965),  Les Damnés (1969), tous couronnés par de nombreux prix. Après Mort à Venise en 1971, il tournera encore  Le Crépuscule des dieux  (1972), une biographie de Louis II de Bavière avec Helmut Berger et Romy Schneider et  Violence et passion  (1974) avec Burt Lancaster et Silvana Mangano. Il s'éteint à Rome le 17 mars 1976.                            

                                                                               

Mort à Venise, film lumineux et complexe est, sans nul doute, l'un des plus grands chefs d'oeuvre du 7ème Art. Inspiré d'un roman de l'écrivain Thomas Mann, lui-même influencé par la philosophie empreinte d'un pessimisme qui s'enivre de la fascination de la mort et du néant de Schopenhauer, il est une longue méditation sur l'ambiguïté de l'artiste confronté à son art et sur la mort, envisagée comme une force de séduction et d'immortalité. Les vers de Platon : " Celui dont les yeux ont vu la Beauté / A la mort dès lors est prédestiné " - sont placés en exergue dans le film, afin de souligner l'importance de l'attrait qu'exerce la beauté physique sur le héros vieillissant Gustav von Aschenback, saisi à Venise d'une soudaine et fatale passion pour un gracieux adolescent, prénommé Tadzio. Le musicien vit une sorte de révélation lors de sa rencontre avec la splendeur presque irréelle de ce jeune polonais. Elle lui fait prendre conscience que la beauté naît d'une apparition impromptue, non de la cogitation présomptueuse et laborieuse de l'artiste. La création et la contemplation artistiques élèvent l'individu au-dessus de lui-même et le font participer à la vie universelle, seule authentique.  "La beauté et la grâce de la figure humaine, une fois associées, sont la performance la plus haute de l'art plastique". Si la beauté rêvée peut être dépassée par la beauté réelle, la mort devient inéluctable  pour l'artiste, convaincu de sa défaite. Ainsi la dernière scène du film, où le vieil homme, assis, regarde l'enfant qui s'éloigne à la rencontre de la mer et semble l'entraîner vers l'ultime voyage. Tout est suggéré dans ces non-dits, rythmés de silences, ceux mêmes de la contemplation, de l'extase caressé par une caméra devenue regard, célébrant  la perfection esthétique du jeune éphèbe. Le producteur avait suggéré à Visconti que la garçon soit remplacé par une nymphette, pensant que celle-ci aurait l'avantage de rappeler la Lolita de Nabokov, mais Visconti s'y refusa avec raison, donnant à son film une dimension plus contemplative d'une beauté intemporelle et sublimée, celle d'un amour interdit qui conduit inéluctablement à la mort, puisque rien n'est plus possible en ce monde. La vie ne vient-elle pas de donner le maximum d'elle-même : cette perfection fugitive que le temps ne pourra pas défaire, corrompre, détruire. Il faut mourir de manière à ce que l'image demeure inviolée dans sa gratuité, comme si le désir immense s'était suspendu dans sa propre vision.

 

 

L'histoire du film est centrée sur les états d'âme et les dilemmes intérieurs éprouvés par le héros et rendus plus intenses et crédibles par le recours aux souvenirs et aux réminiscences. Un musicien (inspiré de Gustav Malher dont la Cinquième Symphonie accompagne le film de façon grandiose) arrive à Venise et croise à l'hôtel des bains, où il est descendu, un jeune garçon d'une surprenante beauté qui le subjugue immédiatement. Leur relation se réduira à un jeu de regard, mais n'en troublera pas moins le musicien, qui voit subitement toutes ses convictions remises en question. Il tente de fuir, puis décide de rester, de prolonger son séjour, alors qu'une épidémie de choléra s'annonce et que la ville elle-même parait s'engloutir dans les eaux, ainsi qu'un navire en perdition. Tout est subtilement évoqué de cette lente érosion à laquelle le temps condamne les êtres et les choses, alors que la beauté traverse cette réalité sordide, pareille à un ange exterminateur. On voit dans le gondolier un passeur d'âme, dans le visage maquillé de poudre blanche d'Aschenback son fantôme dérisoire, dans les calli désertées et putrides une cité qui s'abandonne à l'oubli, dans l'hôtel, que les estivants s'apprêtent à quitter, un monde en train de disparaître, mort annoncée d'une époque que la guerre va bientôt déchirer et ouvrir aux lendemains inquiétants du XXe siècle. L'atmosphère rappelle celle que Marcel Proust nous décrit dans sa  Recherche. D'ailleurs le cinéaste ne cachait pas son admiration pour l'écrivain français, dont il aspirait à porter l'oeuvre à l'écran. Lui seul aurait été en mesure d'adapter cette oeuvre difficile, parce que sa sensibilité, sa notion du temps, son esthétisme étaient proches de ceux de l'auteur du Temps Retrouvé. A l'urgence temporelle correspondait, chez l'un et chez l'autre, un isolement toujours plus grand, la fascination du désir qui ne peut être satisfait, l'encerclement dans des lieux que seule l'imagination nous permet de franchir. Le recours aux zooms, que l'on a reproché au cinéaste d'user à l'excès, est une façon de défier le temps, de le remonter à volonté, de jouer de la mémoire et du souvenir, de refuser à l'action d'être prisonnière de la durée. Le seul enfermement du film est celui du désir qui clôt la vie, lui donne sens et l'ouvre sur un horizon plus vaste : celui d'une invitation au voyage sur les eaux, lieu de transition par excellence. Alors que, par ailleurs, on assiste à la lente agonie des choses dans une ville qui a perdu jusqu'à ses reflets, semble gagnée par la porosité, les moisissures, les putrescences d'une épidémie rampante. Le génie de Visconti, dont l'oeuvre figure au plus haut du palmarès cinématographique, est d'avoir su trouver le langage approprié pour exprimer la beauté et les sentiments ineffables qu'elle inspire, et,  par l'image et le son magistralement utilisés, d'évoquer l'angoisse, la mélancolie, le désir jamais comblé. Je crois que ce film est celui qui m'a le plus bouleversée, car il est l'oeuvre d'une vie, celle qui surpasse son auteur et  l'ouvre à l'immortalité des artistes de génie.

 


Pour lire l'article consacré à Luchino Visconti, cliquer sur son titre :  

 

LUCHINO VISCONTI OU LA TRAVERSEE DU MIROIR          

 

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MORT A VENISE de LUCHINO VISCONTI
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21 mai 2006 7 21 /05 /mai /2006 09:14
L'INCOMPRIS de LUIGI COMENCINI



Comencini connut la notoriété avec des films comme "Pain, amour et fantaisie",  "Pain, amour et jalousie", "La Storia", où il décrivait la vie ordinaire du peuple italien et fut donc classé aussitôt comme un artisan qui donne à rêver, non comme un auteur. " On ne peut pas avoir une attitude publique contre la société de consommation " confiait-il   en 1979,  et en même temps, contribuer, avec des films publicitaires, à maintenir cet état de chose ". 

 

Né le 8 juin 1916, il fit ses études secondaires en France, avant de regagner Milan et d'y obtenir un diplôme d'architecte en 1939. Il dit avoir été marqué principalement par deux livres : "Les Faux-Monnayeurs" de Gide et "L'Evangile". En rencontrant Alberto Lattuada, il prend goût au cinéma, se familiarise avec la technique et fonde une cinémathèque privée. Elle est à l'origine de l'actuelle cinémathèque de Milan. Durant la guerre, il sera assistant-réalisateur et en 1946 travaille à la rubrique culturelle d'un quotidien socialiste Avanti. Son premier documentaire "Bambini in città" est consacré à des enfants des quartiers dévastés de Milan qui tentent de se créer un monde imaginaire supportable pour survivre. Présenté à Cannes et à Venise, il est remarqué par Carlo Ponti qui propose à son auteur un remake d'un film américain à succès "Boy's Town", dont l'histoire est celle d'un prêtre qui s'essaie avec succès à récupérer des enfants en perdition. Plus tard, dans "Proibito rubare", Comencini oppose l'idéalisme d'un jeune prêtre à la violence des quartiers difficiles, film qui sera un échec commercial, si bien que, pour se remettre à flot financièrement, le cinéaste se voit dans l'obligation de commettre une comédie assez médiocre qui n'a d'autre ambition que de tailler un costume sur mesure au comique italien Toto.

 

Son premier vrai succès, Comencini l'obtient avec  "Pain, amour et fantaisie". Dans le rôle d'un maréchal des logis qui préfère courir les filles que de s'acquitter de ses tâches, Vittorio de Sica est inénarrable et Gina Lollobrigida, dont ce sont là les débuts, pulpeuse à souhait. Le film sera bien accueilli par la critique et Alberto Moravia y verra même : "le passage du film néoréaliste à la comédie de dialecte. D'une authenticité de contenu et de documentation à une authenticité d'art et de langage".

 

"La Grande Pagaille", en 1960, reçoit également un bon accueil, alors que le film précédent "Fenêtre sur Luna Park" (1956), film personnel où Comencini poursuit sa réflexion sur l'enfance, est un cruel échec. " Le film est émouvant, mais à quoi bon s'attarder sur la misère dans les taudis ? " aurait déclaré un ministre italien de l'époque. L'incompris, qu'il tourne en 1967, est lui aussi très mal accueilli à Cannes, mais sera réhabilité dix ans plus tard, au point d'être considéré, aujourd'hui, comme le chef-d'oeuvre du mélodrame sur l'enfance, la critique s'étant aperçue, mais un peu tard, que le cinéma italien ne se réduisait pas aux seuls Rosselini, Visconti et Fellini. Par la suite, Comencini se consacrera à des oeuvres majeures plus connues : "Casanova", "Un adolescent à Venise" (1969), "Les aventures de Pinocchio" (1972), "L'argent de la vieille" (1972), "Un vrai crime d'amour" (1973), "Mon Dieu, comment suis-je tombé si bas ?" (1974). Ce grand cinéaste ne compte pas moins de 48 films à son actif. Moraliste, il pose sur la condition humaine un regard sans complaisance et peu de cinéastes ont aussi vigoureusement souligné le désarroi de notre société contemporaine. Comencini avait pour souci constant de réaliser des oeuvres capables de faire réfléchir sur les sujets les plus graves sans perdre de vue les règles du spectacle. 


Avec "L'Incompris" il traite d'un des sujets qui lui tient le plus à coeur : l'enfance. L'histoire est celle d'un Consul de Grande-Bretagne en poste à Florence, Sir Duncombe, qui vient de perdre sa jeune femme. Le film commence alors que le père désemparé annonce à son fils Andréa, âgé de dix ans, la terrible nouvelle, lui demandant de garder le secret pour protéger son jeune frère de cinq ans, qu'il juge trop vulnérable pour apprendre la vérité. Il est donc convenu entre le père et son aîné que l'on fera croire à Milo que leur maman s'est absentée pour un long voyage. Andréa, conscient de ses responsabilités, accepte de jouer le jeu et s'y emploie si bien que Sir Duncombe finit par penser que l'aîné est insensible et indifférent. Bien sûr, il n'en est rien, mais pour mieux donner le change, le jeune Andréa affiche une attitude distante, s'isolant dans son chagrin et affichant  un visage impénétrable.

 

Arrive alors, dans la belle demeure florentine, un oncle qui a vite fait de percer le mystère et de comprendre que l'aîné est sans doute plus vulnérable que le benjamin, sa réserve n'ayant d'autre raison que de cacher un immense désarroi. Il en parle à Sir Duncombe, qui prend ses propos au sérieux, et décide de se rendre à Rome pour faire découvrir la ville éternelle à Andréa. A l'annonce de ce départ, Milo, jaloux, déploie tout son charme, use de cajoleries, afin de faire échouer le projet. D'autant qu'une opération des amygdales, à la suite d'un gros rhume, tombe fort à propos. Le voyage est annulé. Andréa se sent plus seul que jamais et imagine que son père ne l'aime pas, réservant tout son amour et son attention à son frère. 

 

Un jour, pour se lancer un défi et se prouver à lui-même qu'il est un homme, Andréa s'aventure sur une branche au-dessus d'un étang, tombe et se brise la colonne vertébrale. Le film s'achève sur la mort de l'enfant que son père, désespéré, veille, ayant enfin compris que ce défi n'était autre qu'un appel au secours. Mais le drame s'accomplit et le père ne peut plus que murmurer : Tu es vraiment le fils que tout père voudrait avoir.

 

Ce long métrage, de facture serrée, est servi par un scénario sobre et implacable, des images belles, une interprétation admirable ( particulièrement celle des deux enfants ) et assez de distance pour que le film ne sombre jamais dans le mélo. Tout est suggéré avec tact et délicatesse, sans aucune insistance malencontreuse ou trop appuyée. Pourtant ce très beau film fut littéralement massacré par la critique officielle. Yvonne Baby osa écrire dans Le Monde :
"Luigi Comencini a exploité les pires effets mélodramatiques pour spéculer sur la sensibilité des spectateurs faciles à attendrir. Deux enfants de cinq et dix ans ont été les principales victimes de cette spéculation bassement sentimentale ; pendant près de deux heures, ils nous ont fait assister à un incroyable numéro de cabotinage et de niaiserie. (...) Voilà ce qu'on peut arriver à faire quand on trahit l'enfance et qu'on méprise à la fois le cinéma et le public".
Il est vrai que les années 60 marquent l'apogée du mépris que les intellectuels nourrissent alors pour ce qu'il est convenu d'appeler " la culture populaire". Pour qu'un film soit considéré comme une réussite, il faut qu'il brasse des idées, non de viles émotions.

 

Or, celui-ci, est d'une vérité que nous sommes en mesure, hélas ! de vérifier chaque jour. Connaissons-nous nos proches ? Nous connaissons-nous nous-même ? "L'incompris" nous alerte sur la difficulté quotidienne que nous éprouvons à communiquer. L'autre n'est-il pas trop souvent l'inconnu que l'on ne peut, que l'on ne sait ni accueillir, ni comprendre ? Et cela au sein de nos familles, de nos couples ! Quel père, quelle mère ne se sont pas trouvés démunis face au silence de leur enfant ? Quel est celui qui ne s'est pas trompé en croyant bien faire ? Car Sir Duncombe ne veut, ne cherche qu'à bien faire. Mais il se trompe, se méprend avec la meilleure volonté du monde. Un tel film nous remet en cause sur la façon dont nous gérons nos sentiments.  Il nous rappelle que nous n'avons jamais assez - chevillé au coeur - le goût de l'autre. Ce seul rappel suffit à faire de "L'incompris" une belle oeuvre. 

 

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17 mai 2006 3 17 /05 /mai /2006 08:26
LE SEPTIEME SCEAU d'INGMAR BERGMAN



Ingmar Bergman, fils d'un pasteur luthérien, naquit à Uppsala en 1918 et fut, dès son enfance, en proie à des doutes et des préoccupations métaphysiques. La vie austère qu'il menait dans sa famille, l'éducation stricte qu'il reçut, en firent un enfant inventif et rêveur. Il éprouva très tôt une véritable fascination  pour le monde du spectacle, monde qui figurait pour lui le fantastique, le mythique, l'imaginaire, en contradiction avec la vie ordinaire, et lui permettait d'outrepasser les interdits. En compagnie de sa soeur, il montait des spectacles et prêtait aux marionnettes qu'il animait ses audaces et ses fureurs, ses désirs et ses révoltes. Ainsi envisagea-t-il l'art comme le lieu idéal de la transgression, celui où l'homme s'autorise à vivre  une vraie vie, celui où l'on franchit le seuil des tabous et des peurs. Il est vrai qu'il fût toujours en quête de l'effrayante vérité, celle qui, ne cessant  de se réfugier dans les replis ultimes de notre inconscient,  inspirera son oeuvre et l'incitera à exiger de ses acteurs et de ses actrices le paroxysme. Metteur en scène au regard implacable, il fut pour lui-même et les autres d'une exigence parfois impossible à satisfaire. Tourner sous sa direction était un honneur autant qu'une épreuve. Eric Rohmer - qui l'admirait - écrivit  à son propos :  L'art de Bergman est si franc, si neuf, que nous oublions l'art pour le problème des problèmes et son cortège infini de corollaires. Rarement le cinéma a su porter si haut et réaliser si pleinement nos ambitions.
 
 
 

Le Septième Sceau fut tourné en 1956 et se vit attribuer en 1957 le Grand Prix Special du Festival de Cannes, alors que le cinéaste suédois avec déjà produit quelques-uns de ses chefs- d'oeuvre :  Jeux d'été (1950),  Monika  (1953), La nuit des forains (1953), Sourires d'une nuit d'été (1955) .
 

"Et lorsque l'Agneau ouvrit le septième sceau, il se fit dans le ciel un silence d'environ une demi-heure".

 

"C'est l'ombre de la mort qui donne relief à l'existence ", disait-il et ce film, qu'est-il d'autre, sinon une longue méditation sur le sens de la vie, que la mort vient implacablement interrompre, dans sa trajectoire terrestre et humaine ? Un pessimisme fondamental, dont Kierkegaard est peut-être l'un des inspirateurs et père spirituel, mêle les thèmes du désespoir, de la révolte, de la misère d'une humanité sans amour, mais non sans Dieu, dont la présence sera ré-affirmée dans son film  La Source ( 1959 ), comme l'unique moyen de réconciliation entre les vivants.

 

L'histoire est la suivante : un Chevalier interprété par Max von Sydow - avec lequel Bergman tournera plusieurs longs métrages - revient des Croisades, lorsque lui apparaît -au bord de la mer - sur une grève sauvage et solitaire, la mort. Pour gagner du temps et peut-être découvrir l'ultime vérité, le Chevalier lui propose une partie d'échecs. Autour d'eux, dans la Suède du XVIe siècle, que l'usage du noir et  blanc restitue dans une sorte de dépouillement minéral, la peste sévit, fauchant les vies avec une sombre indifférence.

 

Je veux utiliser ce délai ( celui que lui accorde la partie d'échecs ) a quelque chose qui ait un sens.
- C'est pourquoi tu joues avec la mort ?
- C'est une habile tacticienne mais je n'ai encore perdu aucune pièce.
- Comment espères-tu la déjouer ?
- Je jouerai avec mon cheval et mon fou.
- Je veux savoir, pas croire, dit encore le Chevalier à son partenaire, la mort. Je veux que Dieu me tende la main, qu'Il me dévoile son visage et qu'Il me parle.


 

Mais le silence de Dieu parait être la seule réponse que reçoive l'ancien Croisé. Et ce silence est intolérable. L'obsession de Bergman se dévoile dans ce film avec une troublante intensité. Même si aucune figure visible de Dieu n'existe, il ne peut pas ne pas y avoir une vérité à découvrir et à comprendre. Une vérité qui se livre et ne nous condamne plus à la vision improbable de son reflet. Chacun des protagonistes du film cherche quelque chose, parfois sans le savoir, ou possède quelque chose, parfois en l'ignorant. Ainsi le jongleur, simple en esprit, sorte d'Adam avant la chute, nimbé de la grâce de l'innocence. Ou bien le jeune couple de la troupe de comédiens ambulants qui consacre le plus clair de son temps à chanter et à s'aimer.Ceux-là ne seront pas emportés dans la sinistre farandole de la mort. Ceux-là représentent une humanité, encore dans sa pureté originelle, qui n'apostrophe ni Dieu, ni Diable, et se contente de vivre, malgré la peste noire et les épreuves innombrables, avec une naïve simplicité. 

 

Le grand mérite de ce film est d'abord d'être simplement un film et l'un des plus beaux que l'on puisse voir, bien qu'il comporte une part importante d'abstrait et de théorie. Son point de départ n'est pas - ainsi que nous le confie l'auteur - une idée mais une image. Et nous n'avons pas de peine à le croire, tant il y fait référence aux thèmes chers aux peintres et sculpteurs du Moyen-Age. S'il y a naïveté dans ces diverses allégories, c'est parce que Bergman a su retrouver la candeur et la saveur de cet art incomparable et qu'avec sa pellicule il en a restitué l'iconographie, sans céder au décalque, et en y ajoutant, pour notre plus grand bonheur, le fruit d'une création constamment originale.

 

Le Septième Sceau se déroule comme une longue fresque médiévale qui n'est pas sans évoquer les peintures du Hollandais Jérôme Bosch aux composantes mystiques et symboliques et  les danses macabres, fréquentes alors, sur les murs des cathédrales. L'époque est évoquée avec un réalisme sans outrance, mais volontairement détaché, qui ajoute à l'esthétisme de ce film bien séquencé. C'est, à mon avis, l'un des plus aboutis de Bergman. Grâce à lui, il connut d'ailleurs une renommée mondiale et se révéla comme l'un des maîtres incontesté de l'art cinématographique. D'autant qu'il  replace l'humain et le questionnement métaphysique au centre de nos préoccupations ;  ce, avec une écriture sobre et des images qui cernent l'essentiel au plus près. Les acteurs, conduits de main de maître, sont tous excellents. Leurs visages, saisis avec précision dans leur nudité la plus émouvante,  nous rendent étonnamment sensible le drame dans lequel le metteur en scène les immerge. Un film qui fait date et a le mérite de nous remettre en phase avec les problèmes fondamentaux de notre destinée.


Pour lire l'article que j'ai consacré au cinéaste, cliquer sur son titre :   

 

INGMAR BERGMAN OU UN CINEMA METAPHYSIQUE



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LE SEPTIEME SCEAU d'INGMAR BERGMAN
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11 mai 2006 4 11 /05 /mai /2006 10:14
IVAN LE TERRIBLE de S.M. EISENSTEIN

    
Sergheï Mikhailovitch Eisenstein est né à Riga en Lettonie le 23 janvier 1898. Après de brillantes études -  il était un dessinateur prolifique et un personnage très cultivé, dont les écrits extra-cinématographiques sont malheureusement peu connus - il s'engage dans l'Armée Rouge. Démobilisé en 1920, il se destine alors à une carrière de metteur en scène et de décorateur de théâtre. Quatre ans plus tard, il réalise son premier long métrage  La Grève et  l'année suivante  Le Cuirassé Potemkine, film qui a beaucoup contribué à sa célébrité et dont la scène fameuse de la poussette dévalant un escalier reste un des grands moments du cinéma. En 1931, il part au Mexique tourner Que viva Mexico, projet qui n'aboutira pas davantage que son premier film parlant " Le Pré de Béjine" d'après une nouvelle de Tourgueniev.

 

C'est en 1941 qu'il entreprend son film  Ivan le Terrible, dont l'action se situe en l'an 1547, lorsque le Grand Duc de Moscovie est couronné tsar de toutes les Russies. Le film se déroule dans l'atmosphère oppressante des complots : ceux des Boyards qui craignent pour leurs privilèges et ceux de ses proches qui jalousent son pouvoir grandissant. Ivan a heureusement l'appui du peuple dans son effort pour faire de la Russie féodale un puissant Etat centralisé.
 


En effet, Ivan IV doit faire face, non seulement aux intrigues de la cour, mais à l'opposition de sa propre tante Euphrosina. En public, toutes les marques de respect lui sont prodiguées, alors qu'en privé il est insulté et outragé. Après son mariage, il réussit à prendre Kazan, la ville de ses ennemis, les Tatars, qui lui contestaient le titre de tsar. De retour à Moscou, il tombe malade, empoisonné par ses opposants. Une fois rétabli, il fait part de son désir de gouverner pour le bien du peuple. Son grand discours sur la place Rouge est acclamé. Fort de cette ferveur populaire, Ivan entreprend alors une terrible vengeance.

 

Ivan le terrible concentre son action sur la personnalité du premier tsar de toutes les Russies en privilégiant, par ailleurs, une méditation sur la violence du pouvoir ( d'où le mécontentement de Staline probablement ), cela à travers des séquences d'une grande beauté plastique. Ce film révèle un artiste en recherche permanente pour qui le 7e Art était d'abord un discours esthétique. Ainsi a-t-il réussi une fresque grandiose aux dimensions inégalées. Comme à son habitude, et malgré l'ampleur de l'enjeu, Eisenstein y poursuit ses vertigineuses expériences. A la fois lyrique, monumental et dramatique, le film est l'aboutissement de ses recherches de cinéaste. Les audaces stylistiques, le montage polyphonique en font son oeuvre la plus aboutie, bien que le second volet ne sera rendu public qu'en 1958, dix ans après sa disparition.

 

Son influence n'en fut pas moins immense, particulièrement sur la génération " nouvelle vague" et sur des cinéastes comme Resnais, Bresson et Godard. Si l'oeuvre reste inachevée, du fait de la mort d'Eisenstein survenue à l'âge de 50 ans, ce dernier opus correspond, dans l'ensemble de son oeuvre, au passage du conflit collectif au drame personnel, de l'intérêt qu'il portait à une foule sans visage à celle qu'il accorde soudain au héros solitaire, entre l'image pleine de compassion qu'il se faisait du petit peuple grouillant et celle grandiose et inhumaine du monarque.

 

Il n'est pas incongru de supposer qu'Ivan était une projection de Staline, devenu un tyran et qui aspirait à changer la Vieille Russie. Cette supposition affleura certainement dans l'esprit du dictateur, puisque le film ne put être projeté dans les salles qu'après sa mort et celle de son auteur, par la même occasion. "Il n'est pas d'art sans conflit" - écrivait Eisenstein et il nous le démontre superbement en nous faisant vivre le combat singulier de son héros aux prises avec les événements qui le conduiront à son déclin, à sa chute et à son anéantissement. Outrepassant l'ancienne distinction entre le contenu et la forme, il déclarait que si le contenu était un principe d'organisation, le principe d'organisation de la pensée constituait, en réalité, le véritable " contenu" de l'oeuvre.

 

Quoi qu'il en soit, Ivan le Terrible reste une film magistral, où Eisenstein tire toutes les ressources esthétiques que permet l'alliance de l'image et de la musique - en la circonstance celle admirable de Prokofiev - ainsi que du montage comme construction plastique, ce qui était une véritable innovation à l'époque. Cette originalité et cette intuition qu'il avait de ce que le cinéma était en mesure de révolutionner dans l'art, ont placé au rang des maîtres celui que les étudiants de la cinémathèque nommaient volontiers, à cause de ses initiales "Sa Majesté Eisenstein".


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IVAN LE TERRIBLE de S.M. EISENSTEIN
IVAN LE TERRIBLE de S.M. EISENSTEIN
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9 mai 2006 2 09 /05 /mai /2006 13:38

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"Au théâtre, vous avez des mots. Et les mots emplissent l'espace, restent dans l'air. On peut les écouter, les sentir, éprouver leur poids. Mais au cinéma, les mots sont très vite relégués dans un arrière-plan qui les absorbe".Carl Th. Dreyer 1965

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ne femme, accusée de magie noire dans un village du Danemark en l'an 1623, maudit les notables qui l'ont condamnée au bûcher. Cette petite société, écrasée dans son conformisme et ses peurs, se voit soudain mise en face de ses responsabilités. L'atmosphère morbide et étouffante qui règne dans ce petit coin de la province scandinave est décrite par le cinéaste Carl Th. Dreyer avec un réalisme sans complaisance. Admirablement traité, avec les ressources du clair obscur, que permettaient les pellicules en noir et blanc d'alors, Jour de colère (Dies irae) tourné en 1943, est d'une austérité qui sert à la perfection ce sujet difficile. J'avais vu le film jeune étudiante à la cinémathèque et n'ai pu l'oublier. Un poème plein de silence. Du vrai cinéma de par la force des images et l'économie du verbe. Un cinéma de l'écriture contre le spectacle et le théâtre du texte et du discours, c'est sans doute ce qui a motivé l'oeuvre cinématographique de Carl Dreyer qui a conçu son art comme un artisan. En 1933, dans un article intitulé 'Le vrai cinéma parlant", il laisse éclater son indignation à l'égard du théâtre et des décors fabriqués. Et déclare que le cinéma doit retourner à la rue, entrer dans de vraies maisons. Qu'on puisse construire des décors, reconstituer des tronçons de rue, les jardins d'une villa sont pour lui des projets révoltants. Quelques pages plus bas, il ajoute : " Je réserve mon jugement définitif jusqu'à ce que j'aie fait un film cent pour cent en studio ".La réponse viendra trente ans plus tard, frappée du sceau de la sérénité. Le film s'appelle Gertrud.



Dreyer a toujours écrit. Sa vie est sillonnée de projets qui dépassent de beaucoup le continent immergé de ses films. D'ailleurs le réalisateur est venu au cinéma par l'écrit, en exerçant conjointement les métiers de journaliste et de scénariste. Il sera un moment chroniqueur judiciaire pour un quotidien et rédigera plus de mille articles. Sa trajectoire cinématographique couvre à elle seule la plus grande partie du siècle dernier et un film comme Gertrud tombe comme un météore en pleine Nouvelle Vague, déconcertant une époque qui, peu à peu, retourne à la rue comme l'avait prophétisé le danois dès 1933. Si Dreyer apparaît comme un cinéaste différent, singulier, dérangeant, c'est pour la raison qu'il est resté secrètement marqué par le muet. Dans le muet, il y a un temps pour l'image et un temps pour le texte, un temps pour voir et un temps pour lire. Alors que le théâtre est l'art du faux. Il semble bien alors que la détermination secrète de l'auteur soit une quête de vérité. Il ira même jusqu'à poser les préceptes d'un "cinéma-vérité". Il écrira à ce propos : " Le véritable film parlant doit donner l'impression qu'un homme, équipé d'une caméra et d'un micro, s'est glissé dans un des foyers de la ville ".La caméra, selon lui, sera transgressive. Contrairement au théâtre qui voile, elle dévoile, elle révèle, le vieillard doit être un vrai vieillard, les gémissements de la femme dans Ordet sont ceux d'une femme qui accouche réellement, de même que le maquillage est éliminé. La force du cinéma, c'est de montrer les choses et les êtres tels qu'ils sont. Dreyer a trop la passion de l'authentique pour supporter les masques de la pantomime théâtrale. Ceux qui ajoutent le faux au faux procèdent par addition et superposent les masques à l'infini au point de les vouer au néant. Alors que ceux qui agissent par soustraction finissent par faire rendre au faux sa vérité ultime. Dénuder pour mieux dévoiler, aller à l'extrême de la personne et au-delà du corps chercher l'esprit. Telle est sa politique de cinéaste. Dreyer n'a-t-il pas écrit : Dans tout art, c'est l'homme qui est déterminant. Dans un film, oeuvre d'art, ce sont les hommes que nous voulons voir et ce sont leurs expériences spirituelles, psychologiques que nous voulons vivre. Nous désirons que le cinéma nous entrouvre une porte sur le monde de l'inexplicable".

 

Une telle perspective est bien celle de Jour de colère, où la tension est moins le résultat d'une action extérieure que celui des conflits de l'âme. N'est-il pas vrai, d'ailleurs, que les grands drames se jouent dans le secret ? Les hommes cachent leurs sentiments et évitent de laisser voir sur leur visage les tempêtes qui sévissent dans leur esprit. La tension est souterraine et ne se déclenche que le jour où la catastrophe arrive. C'est cette tension latente, ce malaise couvant  sous l'apparence banale de la famille du pasteur - a dit le cinéaste à propos de ce film -  qu'il m'a toujours semblé important de faire apparaître. Il y a certainement des gens qui eussent préféré un développement plus violent.  Mais regardez autour de vous et remarquez comme les plus grandes tragédies se passent d'une manière très ordinaire et très peu dramatique. Peut- être est-ce ce qu'il y a de plus tragique dans les tragédies ? Ce qui a lieu sur l'écran n'est pas la réalité et ne doit pas l'être, car si cela était, ce ne serait pas de l'art. Nous avons cherché - a poursuivi Carl Dreyer - mes acteurs et moi, à jouer vrai pour créer des hommes vivants et authentiques. J'ai mis en garde les uns et les autres contre le faux et l'extérieur. J'ai tâché, autant que possible, d'être impartial. Il est vrai que le prêtre condamne la bonne vieille sorcière mais ce n'est pas parce qu'il est méchant et cruel. Il ne fait que refléter les préjugés et les idées religieuses du temps. Lorsqu'il tourmente sa victime pour lui arracher des aveux, c'est que l'aveu assurait aux accusés la vie éternelle. D'une façon générale, le metteur en scène doit être libre de transformer la réalité afin qu'elle s'identifie à la simplicité de l'image qu'il a envisagée. Tout créateur est confronté au même problème : il doit s'inspirer de la réalité, puis s'en détacher, afin de couler son oeuvre dans le moule de son inspiration. Ce dépouillement, cette simplicité si caractéristiques du cinéma de Dreyer sont assurément l'art suprême et ont contribué à rendre ses films indémodables. Curieusement, en jouant avec le minimum de moyens, il est parvenu à dire le maximum de choses et à atteindre l'essentiel. On retrouve cela dans quelques toiles de grands peintres : une paire de galoches, une chaise vide, une fleur oubliée suggèrent davantage qu'un assemblage hétéroclite d'objets. Là où la surabondance disperse et embrouille, le dénuement rassemble et éclaire et la leçon vaut dans tous les cas.

 

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JOUR DE COLERE de CARL DREYER
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  • Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
  • Auteur de treize ouvrages, passionnée par les arts en général, aime écrire et voyager.
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La raison en est qu'elles sont tour à tour réelles, virtuelles, en miroir, floues, brouillées, dessinées, gravées, peintes, projetées, fidèles, mensongères, magiciennes.
Comme les mots, elles savent s'effacer, s'estomper, disparaître, ré-apparaître, répliques probables de ce qui est, visions idéales auxquelles nous aspirons.
Erotiques, fantastiques, oniriques, elles n'oublient ni de nous déconcerter, ni de nous subjuguer. Ne sont-elles pas autant de mondes à concevoir, autant de rêves à initier ?

 

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